"Soirée continue" : France 2 trie les bons et les mauvais autistes
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"Soirée continue" : France 2 trie les bons et les mauvais autistes

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Pour sa soirée dédiée à la détresse des parents d’enfants autistes, France 2 a diffusé un téléfilm où “infanticide” rime avec “geste d’amour” suivi d’un débat faisant la part belle à l’exploitation des personnes autistes sous couvert d’inclusion. Un traitement médiatique qui ne passe pas auprès des personnes concernées.

"Montrer le désespoir des familles, c'est une façon de faire bouger les lignes", déclarait Samuel Le Bihan le 3 avril sur France Info, quelques heures avant la diffusion de son téléfilm Tu ne tueras point sur France 2. Le comédien, récemment décoré de la légion d'honneur pour son engagement auprès des parents d'enfants autistes, incarne Simon Marchand, un avocat pénaliste qui prend la défense d'Elsa Sainthier, jouée par Natacha Régnier. Celle-ci est mise en examen pour avoir tué sa fille autiste non-oralisante et polyhandicapée, Clara, en la noyant. À plusieurs reprises, l'infanticide est associé à un "geste d'amour". En guise de conclusion, l'avocat appelle l'audience à faire preuve de compassion envers la meurtrière.

"Les handis veulent vivre dignement. Pas être tués par leurs parents"

Le 12 mars, France TV publie le communiqué de presse pour sa Soirée continue sur le thème "Autisme : la détresse des parents". Le groupe France Télévisions souhaite montrer son engagement "en faveur de l'inclusion, de la compréhension et de l'amélioration de la vie des personnes en situation de handicap" et qu'elle a "à cœur de mettre en lumière les grands enjeux d'intégration sociale et de santé publique liés à l'autisme". En parallèle, le média Handicap.fr met en ligne un article intitulé "Autiste sévère tuée par sa mère : film poignant sur France 2". Le titre de l'article a depuis été modifié : le "film poignant" est devenu le "film brûlant"

Aussitôt, Amélie Tsaag Valren, secrétaire de l'association La Neurodiversité France, met en ligne une pétition pour demander à France 2 de ne pas diffuser le film, estimant qu'il renforcerait "des stéréotypes nuisibles" et validerait "l'idéologie eugéniste selon laquelle une vie en tant que personne autiste ne vaudrait pas la peine d'être vécue". La pétition a recueilli seulement 1500 signatures. "Je ne suis pas étonnée. Le sujet du handicap, tout le monde s'en fout", lance-t-elle avec amertume. 

Le soir même de la diffusion du film, le 3 avril, l'association CLE Autistes organise un rassemblement devant les locaux de France Télévisions. "Les handis veulent vivre dignement. Pas être tués par leurs parents", pouvait-on voir sur une banderole. Dans le rassemblement se trouvait le député Sébastien Peytavie, membre de Génération.s et du groupe Les Écologistes à l'Assemblée. "J'ai pu voir une vraie colère autour de la diffusion de ce téléfilm qui est assez malvenue au lendemain de la journée mondiale de sensibilisation à l'autisme, s'indigne-t-il. Projeter un film relatant l'infanticide d'une personne autiste dans un contexte où la France est épinglée par l'ONU pour non respect des droits fondamentaux des personnes handicapées, ça pose question." Contacté par Arrêt sur images, le groupe France Télévisions n'a pas souhaité s'exprimer sur le sujet.

Rares sont les médias à avoir mentionné les réactions que le film a suscitées auprès des concernés. Parmi eux, Yahoo Actualités et le Huffington Post. Dans une tribune pour Atlantico, la présidente de l'association SOS Autisme Olivia Cattan déclare : "Voilà ce que l'on promeut, sur notre service public. Un permis de tuer des enfants handicapés au prétexte qu'ils ont des troubles lourds, qu'ils s'automutilent, qu'ils sont épileptiques, anorexiques, etc."

Une représentation qui déshumanise les personnes autistes

Concrètement, le film distille plusieurs éléments qui construisent une représentation erronée de l'autisme. "L'avocat explique que Clara a tenté d'exprimer à sa mère son désir de mourir. Sauf que cela repose sur des interprétations", signale Étienne Parmentier, membre de CLE Autistes. "Le fait d'arracher son cathéter est interprété comme une tentative de suicide. L'explication la plus probable, c'est qu'il devait y avoir une sensorialité désagréable", commente Amélie Tsaag Valren, qui rappelle que certaines personnes autistes ont des hypersensibilités.

Être non-oralisant ne signifie pas être incapable de communiquer. L'écrit, la langue des signes et d'autres moyens permettent à des personnes autistes de s'exprimer au quotidien. Mais pas dans le monde de Samuel Le Bihan/Simon Marchand : "Quelqu'un qui n'avait pas de moyens de communiquer et qui refusait de s'alimenter. Est-ce que cela n'envoie pas un message clair ?", l'entend-on dire dans le film.

Pour Amélie Tsaag Valren, Clara est présentée comme "une addition de problèmes de santé et de déficits". Constamment renvoyée à "ses crises de violence", elle est décrite comme "dure à vivre". Impossible pour elle de plaider sa cause puisqu'elle a été tuée. Mais par moment, le film fait flotter son fantôme de façon interchangeable, tantôt mannequin inexpressif ou policière dans une reconstitution du meurtre, tantôt simple visage sur une pancarte ou un article de journal. "On ne parle des personnes autistes que dans un cadre médical, pathologique et déshumanisant, observe Marion Coville, enseignant·e chercheur·euse autiste en Sciences de l'information et de la communication à l'Université de Poitiers. Malgré les intentions déclarées en amont, le traitement médiatique s'inscrit dans une posture de pouvoir hégémonique de personnes valides qui sous-tend un regard validiste en décalage avec le vécu des personnes autistes."

Le ressort dramatique de la mère infanticide

Samuel Le Bihan a en partie puisé son inspiration dans l'assassinat commis par Anne Ratier en 1987 sur Frédéric, son fils polyhandicapé. En 2019, lors de la sortie de son livre J'ai offert la mort à mon fils, le traitement médiatique de l'affaire avait permis la diffusion de discours validistes, notamment dans une interview donnée à Konbini. "Elle milite pour «l'euthanasie pour autrui». Le discours du meurtre comme geste d'amour n'est pas nouveau", souligne Amélie Tsaag Valren. Plusieurs militant·es anti-validistes et sociologues avaient publié une lettre ouverte demandant le retrait du livre en déclarant : "Affirmer que la mort pourrait être un soulagement pour les handi·e·s et malades relève d'une pensée eugéniste." C'est bien de ça dont il est question dans le film lorsque l'avocat dit que la mère infanticide "n'a pas trouvé d'autres moyens pour faire cesser les souffrances de sa fille que de lui ôter la vie".

Si Mélanie Lallet, sociologue autiste spécialisée dans les études de genre et les disability studies (études du handicap), affirme que le ressort dramatique de la mère infanticide montré dans le film décrit une réalité, elle se montre critique sur la façon dont il a été mobilisé : "Le problème, c'est de véhiculer des stéréotypes qui vont donner à penser que l'autisme, c'est une certaine manifestation et pas une autre. Les personnes autistes ne se résument pas à cette vision de l'enfant polyhandicapé ou du petit génie.C'est l'angle choisi, plus que le thème, qui est remis en question. "Il est indéniable qu'il y a un sujet autour de la détresse des parents d'enfants handicapés, je ne le nie pas. Maintenant, faire le choix de le traiter de cette manière, ça pose problème", affirme Sébastien Peytavie, député Les Écologistes. Pour Étienne Parmentier, d'autres angles étaient envisageables : "Ce sont souvent les mères qui s'occupent de leur enfant handicapé. Il y a des enjeux féministes derrière cette situation, mais il faut garder à l'esprit que si c'est difficile pour les parents, ça l'est encore plus pour les personnes autistes."

Un film qui sépare la personne de l'autiste

Lors de la promotion du film dans l'émission Quelle Époque ! du 30 mars, face à Samuel Le Bihan, Léa Salamé utilise à plusieurs reprises des expressions comme "atteinte de troubles autistiques", "souffre d'autisme" ou encore évoque "une maladie qui touche 700 000 personnes". On notera au passage l'absence de personnes autistes sur le plateau. "Vous dites que vous êtes parti d'un fait très rare. Tous les dix ans, une mère abandonnée, n'ayant plus la force, tue son enfant victime d'autisme", déclare Léa Salamé avec gravité. Une erreur factuelle que relève Amélie Tsaag Valren : "Les meurtres évoqués dans la presse ne forment qu'une partie des meurtres réels. Le site Disability Memorial en indique plusieurs en 2023." Le média Faire Face indique qu'entre 2019 et 2024, la presse en ligne a rapporté un à deux filicides (meurtre d'un enfant par son parent) ou tentative de filicide d'enfants handicapés par an en France. 

Le film, ainsi que son traitement médiatique, s'ancre dans le modèle médical du handicap, c'est-à-dire un paradigme où le handicap est vu comme le résultat d'une déficience propre à l'individu. "Il y a eu des discours pathologisants qui présentent l'autisme comme une maladie et un destin tragique, souligne Marion Coville. Si on veut changer les représentations sociales, il faut passer par un changement de langage." À cela s'ajoute une vision de l'autisme comme objet de "lutte". C'est un "combat" où il est question de "sacrifice", où il faut "affronter" une menace et où l'on peut être amené à "fuir". "Les parents sont souvent représentés en guerriers qui luttent pour trouver un remède tandis que les personnes autistes sont des victimes à secourir. Dans les années 1990, des mères se mettaient en scène comme des autism warrior moms, des mères en guerre contre l'autisme", note Marion Coville.

Un débat sur l'autisme (presque) sans personnes autistes

Après la diffusion du film, France 2 poursuit la soirée avec un débat. Sur le plateau, Stéf Bonnot-Briey est la seule personne autiste. Cette quasi absence n'étonne pas Marion Coville : "Quand on imagine une personne autiste comme un enfant malade incapable de s'exprimer, on se tourne vers des porte-parole auxquels on attribue d'emblée des capacités cognitives qui leur permettent d'avoir un discours articulé." Comme le signale Mélanie Lallet, il existe des communautés autistes en capacité de s'exprimer sur des sujets qui les concernent. Mais Étienne Parmentier note certains obstacles : "Nous n'avons pas assez de puissance politique et de moyens pour nous faire entendre." 

Ce que la seule personne autiste présente permet de constater, c'est le manque d'accessibilité du plateau. Le présentateur Julian Bugier demande à Stéf Bonnot-Briey la raison pour laquelle elle porte des lunettes de soleil : une hypersensibilité sensorielle. "Les spots, je sais que quand on vient sur des plateaux, il y a quelque chose d'assez agressif et j'ai une épilepsie partielle en plus", explique-elle. "Tout va bien, là, ce soir ?", demande Julian Bugier. "Tout va bien", répond Stéf Bonnot-Briey. "France Télévisions met en avant l'inclusion du handicap mais n'est pas capable de s'adapter", remarque Amélie Tsaag Valren dans un rire jaune.

Andros, Andros, la force du fruit du labeur

À la fin du débat arrive le dernier invité, Jean-François Dufresne, président de l'association Vivre et Travailler Autrement, que Julian Bugier accueille avec un enthousiasme non dissimulé : "Ce que vous avez fait est tout à fait formidable. Il y a dix ans vous étiez directeur général du groupe Andros et vous avez proposé au président de l'époque une idée un peu folle : intégrer dans une équipe de l'usine de jeunes adultes atteints d'autisme. Et il a dit oui." Un traitement médiatique dans la droite lignée du ton "feelgood" de Bugier, nous vous racontions son virage éditorial en mars 2023.

Un extrait tiré d'une émission d'Envoyé Spécial diffusé le 13 avril 2023 est montré. On peut y voir Élise Lucet déambuler dans une usine du dispositif Andros, visiblement fascinée par ce qu'elle qualifie de "projet incroyablement innovant". CLE Autistes avait déjà réagi, estimant qu'il s'agissait là d'un "ESAT (Établissement et service d'accompagnement par le travail) hors les murs". "Les personnes autistes ne sont pas placées sous l'égide du code du travail et leur revenu est directement reversé à la structure Vivre et Travailler Autrement, s'indigne Étienne Parmentier. L'employeur fournit une habitation, comme sous le paternalisme ouvrier du 19ème siècle. Ça ne respecte pas les recommandations de l'ONU." ASI s'était déjà intéressé aux conditions de travail dans les ESAT passées sous silence sur France 2.

Le bon et le mauvais autiste, une histoire de productivité

Pendant le débat, Jean-François Dufresne déroule le récit de sa success story. Selon lui, donner un boulot aux personnes autistes permet de changer leur vie. "Les entreprises marchent à leur intérêt. Il ne faut surtout pas leur dire : sois gentil, sois généreux. La charité, ça marche pas. [...] Ce qu'il faut, c'est qu'elles comprennent qu'intégrer des personnes autistes dans leurs équipes, c'est quelque chose qui va mieux faire fonctionner leur entreprise", assure le président de Vivre et Travailler Autrement. Et Julian Bugier de rebondir : "On lance un appel à tous les recruteurs et patrons de France qui nous regardent. J'espère qu'ils sont nombreux. N'hésitez pas, embauchez des personnes atteintes de troubles autistiques."

Mentionnée par un intervenant, le présentateur s'empresse de vanter les mérites de la chaîne Café Joyeux qui est "une formidable initiative" : "On en a parlé au 13 heures il y a encore peu de temps. Des cafés qui embauchent 100 % de personnes handicapées." Le Collectif Lutte et Handicaps pour l'Égalité et l'Émancipation (CLHEE) ainsi que Basta! avaient pourtant mis au jour en 2020 les accointances des fondateur·ices de Café Joyeux avec des sphères catholiques réactionnaires. Récemment, la chaîne s'est implantée à New-York avec l'aide de Autism Speaks, une association critiquée par de nombreuses personnes autistes depuis plusieurs années pour son handiwashing, comme l'a relaté le Washington Post en 2020.

Ainsi s'éteignent les spots du plateau de France 2, sous un message d'espoir. "On a envie de donner de l'espoir. Le regard de la société progresse", conclut Julian Bugier. "Si je force le trait, il y a le bon autiste qui est un adulte petit génie méticuleux et productif, et le mauvais autiste, un enfant non-oralisant malade et improductif, analyse Marion Coville. Qu'elles soient productives ou non, les personnes autistes sont présentées comme des individus à exploiter ou à éliminer, mais dans les deux cas, leur humanité est niée." En faisant de l'inclusion par le travail le point d'orgue de la soirée, France 2 dessine en filigrane une hiérarchisation des personnes handicapées en fonction de leur capacité à être productives. "À travers le film et le débat, on voit cette idée qu'il ne faut non pas avoir un sens et une place dans la société, mais qu'il faut être productif pour celle-ci", constate Sébastien Peytavie.

La direction de France Télévisions n'a pas donné suite à nos sollicitations. 

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