Peste noire : "Surtout ne pas interrompre les relations économiques"
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Peste noire : "Surtout ne pas interrompre les relations économiques"

L'historien Jean Delumeau raconte les comportements collectifs durant une épidémie

Négligence des autorités, refus de nommer le mal, préservation de l'économie : suite à notre émission, notre abonnée "pompastel" a posté un extrait de "La peur en Occident, XIVe-XVIIIe" de l'historien des religions Jean Delumeau, décédé en janvier 2020, et qui commentait la "typologie des comportements collectifs en temps de peste".

Spécialiste des "mentalités religieuses" (c'est ainsi qu'il avait intitulé sa chaire au Collège de France), l'historien catholique Jean Delumeau, né en 1923 et décédé le 13 janvier dernier, s'est penché tout au long de sa vie sur de nombreux aspects des religions chrétiennes. En 1978, il publie chez Fayard son ouvrage le plus connu, La Peur en Occident (XIVè-XVIIIè) : une cité assiégiée. Il y dissèque les peurs occidentales dans cette période charnière entre le Moyen Âge et l'époque moderne : peur de la mer, des ténèbres... et de la peste. "Pompastel" a publié en commentaire de notre émission de cette semaine un extrait de cet ouvrage. Delumeau y revient sur les comportements typiques d'une population apeurée par l'épidémie (peste, choléra, et tant d'autres). Nous publions ci-dessous le texte, tel qu'il a été posté dans notre forum. 

"Fréquente négligence des autorités"

"Quand apparaît le danger de la contagion, on essaie d'abord de ne pas le voir. Les chroniques relatives aux pestes font ressortir la fréquente négligence des autorités à prendre les mesures qu'imposait l'imminence du péril (…) Certes, on trouve à une telle attitude des justifications raisonnables : on voulait ne pas affoler la population (…) et surtout ne pas interrompre les relations économiques avec l'extérieur. Car la quarantaine pour une ville signifiait difficultés de ravitaillement, effondrement des affaires, chômage, désordres probables dans la rue, etc. Tant que l'épidémie ne causait encore qu'un nombre limité de décès on pouvait encore espérer qu'elle régresserait d'elle-même avant d'avoir ravagé toute la cité. Mais, plus profondes que ces raisons avouées ou avouables, existaient certainement des motivations moins conscientes : la peur légitime de la peste conduisait à retarder le plus longtemps possible le moment où on la regarderait en face."

"Médecins et autorités cherchaient donc à se tromper eux-mêmes. Rassurant les populations, ils se rassuraient à leur tour. En mai et juin 1599, alors que la peste sévit un peu partout dans le nord de l'Espagne – et quand il s'agit des autres on ne craint pas d'employer le terme exact –, les médecins de Burgos et de Valladolid posent des diagnostics lénifiants sur les cas observés dans leur ville : «Ce n'est pas la peste à proprement parler» ; «c'est un mal commun» (…) Quand une menace de contagion se précisait à l'horizon d'une ville, les choses, à l'étage du pouvoir de décision, se passaient généralement de la façon suivante : les autorités faisaient examiner les cas suspects par des médecins. Souvent ceux-ci posaient un diagnostic rassurant, allant ainsi au-devant du désir du corps municipal ; mais si leurs conclusions étaient pessimistes, d'autres médecins ou chirurgiens étaient nommés pour une contre-enquête qui ne manquait pas de dissiper les premières inquiétudes. (…)"

"Nommer le mal, c'eût été l'attirer"

"Les mêmes attitudes collectives reparurent à Paris lors du choléra de 1832. Le jour de la mi-carême, Le Moniteur annonça la triste nouvelle de l'épidémie qui commençait. Mais on se refusa d'abord à croire ce journal trop officiel. H. Heine raconte : «Comme c'était le jour de la mi-carême, qu'il faisait beau soleil et un temps charmant, les Parisiens se trémoussaient avec d'autant plus de jovialité sur les boulevards où l'on aperçut même des masques qui, parodiant la couleur maladive et la figure défaite, raillaient la crainte du choléra et la maladie elle-même. Le soir du même jour, les bals publics furent plus fréquentés que jamais» (…) A Lille, la même année, la population lilloise refusa de croire à l'approche du choléra. Elle la considéra dans un premier temps comme une invention de la police. On constate donc, dans le temps et dans l'espace, une sorte d'unanimité dans le refus de mots regardés comme tabous. On évitait de les prononcer. Ou, si on le faisait au début d'une épidémie, c'était dans une locution négative et rassurante telle que «ce n'est pas la peste à proprement parler». Nommer le mal, c'eût été l'attirer et abattre l'ultime rempart qui le tenait en respect."

"Arrivait toutefois un moment où on ne pouvait plus éviter d'appeler la contagion par son horrible nom. Alors la panique déferlait sur la ville. La solution raisonnable était de fuir. (…) Les riches, bien sûr, étaient les premiers à prendre le large, créant ainsi l'affolement collectif. C'était alors le spectacle des queues auprès des bureaux qui délivraient les laisser-passer et les certificats de santé, et aussi l'engorgement des rues remplies de coches et de charrettes. L'exemple donné par les riches était immédiatement suivi par toute une partie de la population. (…) Des estampes anglaises de l'époque représentent des «multitudes fuyant Londres» par eau et par terre. (…) Voici maintenant la cité assiégée par la maladie, mise en quarantaine, au besoin ceinturée par la troupe, confrontée à l'angoisse quotidienne et contrainte à un style d'existence en rupture avec celui auquel elle était habituée. Les cadres familiers sont abolis."

"La présence des autres n'est plus un réconfort"

"L'insécurité ne naît pas seulement de la présence de la maladie, mais aussi d'une déstructuration des éléments qui construisaient l'environnement quotidien. Tout est autre. Et d'abord la ville est anormalement déserte et silencieuse. Beaucoup de maisons sont désormais inhabitées. Mais, en outre, on s'est hâté de chasser les mendiants : asociaux inquiétants, ne sont-ils pas des semeurs de peste ? Et puis, ils sont sales et répandent des odeurs polluantes. Enfin, ils sont des bouches de trop à nourrir. (…) Coupés du reste du monde, les habitants s'écartent les uns des autres à l'intérieur même de la ville maudite, craignant de se contaminer mutuellement. On évite d'ouvrir les fenêtres de sa maison et de descendre dans la rue. On s'efforce de tenir, enfermé chez soi, avec les réserves qu'on a pu accumuler. S'il faut tout de même sortir acheter l'indispensable, des précautions s'imposent. Clients et vendeurs d'articles de première nécessité ne se saluent qu'à distance et placent entre eux l'espace d'un large comptoir. (…)"

"Ainsi, dans la cité assiégée par la peste, la présence des autres n'est plus un réconfort. L'agitation familière de la rue, les bruits quotidiens qui rythmaient les travaux et les jours, la rencontre du voisin sur le pas de la porte : tout cela a disparu. (…) Silence oppressant, et aussi univers de défiance. (…) Tous ceux qui approchent les pestiférés s'aspergent de vinaigre, parfument leurs vêtements, au besoin portent des masques ; près d'eux, ils évitent d'avaler leur salive ou de respirer par la bouche. Les prêtres donnent de loin l'absolution et distribuent la communion au moyen d'une spatule d'argent fixée à une baguette qui peut dépasser un mètre. Ainsi les rapports humains sont totalement bouleversés : c'est au moment où le besoin des autres se fait le plus impérieux – et où, d'habitude, ils vous prenaient en charge – que maintenant ils vous abandonnent."

"L'abolition de la mort personnalisée"

"Le temps de peste est celui de la solitude forcée. (…) D'ordinaire, la maladie a ses rites qui unissent le patient à son entourage ; et la mort, plus encore, obéit à une liturgie où se succèdent toilette funèbre, veillée autour du défunt, mise en bière et enterrement. Les larmes, les paroles à voix basse, le rappel des souvenirs, la mise en état de la chambre mortuaire, les prières, le cortège final, la présence des parents et des amis : autant d'éléments constitutifs d'un rite de passage qui doit se dérouler dans l'ordre et la décence. En période de peste, comme à la guerre, la fin des hommes se déroulait au contraire dans des conditions insoutenables d'horreur, d'anarchie et d'abandon des coutumes les plus profondément enracinées dans l'inconscient collectif. C'était d'abord l'abolition de la mort personnalisée.(…)"

"Si choquée fût-elle, une population frappée par la peste cherchait à s'expliquer l'attaque dont elle était victime. Trouver les causes d'un mal, c'est recréer un cadre sécurisant, reconstituer une cohérence de laquelle sortira logiquement l'indication des remèdes."

(texte relayé par Mona Chollet, coupes par P. Sztulman)


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