Flou artistique autour du futur "Marianne"
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Flou artistique autour du futur "Marianne"

Nouvelle direction, possible rachat et changement de cap : l'hebdo navigue en eaux troubles

Le magazine va-t-il perdre une vingtaine de pages ? Comment va évoluer la ligne éditoriale avec l'arrivée de la nouvelle directrice de la rédaction, Eve Szeftel ? Y aura-t-il encore des enquêtes dans "Marianne" ? Le titre va-t-il finalement être racheté à CMI ? La rédaction va-t-elle se vider ? Les questions autour de l'avenir du magazine sont nombreuses. Et pas des moindres.

Rien ne va plus à Marianne, ou tout ira bien, on ne sait plus trop. Alors que des changements, nombreux, s'annoncent à l'horizon ou sont déjà à l'œuvre, le fondateur historique de Marianne Jean-François Kahn est décédé ce 23 janvier, à 86 ans. Comme un symbole d'une ère qui se ferme et d'une autre qui s'ouvre. 

"Marianne" a failli être vendu par deux fois en 2024

Kahn disparaît alors que le magazine, qu'il a créé en 1997 et qui est désormais la propriété du groupe CMI Media, vient de connaître une série de secousses : l'an dernier, la rédaction a refusé, par deux fois, la vente du titre au milliardaire d'extrême droite Pierre-Edouard Stérin puis à l'entrepreneur Jean-Martial Lefranc, qui souhaitaient l'un comme l'autre intervenir sur la ligne éditoriale du journal. Tous deux ont fini par abandonner les négociations, après une levée de boucliers des journalistes. Marianne se veut "républicaniste" avant tout, et compte bien le rester.

En ce début 2025, l'équipe du journal navigue en plein brouillard : l'homme d'affaires tchèque Daniel Kretinsky, qui possède CMI et donc Marianne, veut-il encore vendre ? Les signaux qu'envoie le groupe de presse, via son président Denis Olivennes, sont mitigés. En décembre 2024, l'homme de médias avait rencontré la rédaction pour leur annoncer l'arrivée prochaine de Frédéric Taddeï - passé par Europe 1 et, plus récemment, Russia Today France - en tant que directeur, à la place de Natacha Polony, à partir du 1er mars 2025.

Selon nos informations, Olivennes ne s'est alors pas contenté de nommer une nouvelle direction. Il présentait aussi une restructuration complète du journal, basée sur des bouleversements majeurs tels que la fin de la cellule Investigations, une réorientation de la ligne éditoriale afin de rétablir un "axe transatlantique" (comprendre : s'aligner davantage sur les États-Unis sur les sujets concernant la Russie et Israël) et "business-friendly" (comprendre : moins de sujets sociaux), un allègement de la masse salariale et une probable réduction de pagination - la deuxième en moins d'un an, l'épaisseur du magazine ayant déjà été réduit de moitié en février 2024, de 88 à 48 pages. Cette fois, selon nos informations, ce serait une vingtaine de pages supplémentaires qui seraient supprimées. 

La disparition de la rédaction dédiée au web serait également dans la balance. "Les pertes accumulées par le magazine, en déficit chronique, commençaient à peser lourdement sur les finances de son groupe de presse CMI France", notait La Lettre A en rapportant les annonces d'Olivennes en décembre. Cette annonce de restructuration a fait penser à de nombreux journalistes que CMI se ravisait sur la vente, et choisissait désormais de reprendre directement en main Marianne. Cette nouvelle ligne éditoriale, si elle était appliquée dans les semaines et mois à venir, se rapprocherait grandement de celle de Franc-Tireur, autre titre du groupe CMI.

Une nouvelle directrice, et beaucoup de questions

Parmi les signaux d'une ère nouvelle à Marianne : l'arrivée d'Ève Szeftel à la direction de la rédaction. L'embauche a été faite "sur proposition de Frédéric Taddeï", selon le communiqué de CMI. La journaliste vient de Libération, où elle a passé quatre ans après un passage à l'AFP. C'est déjà Denis Olivennes qui l'y avait embauchée, du temps où il était directeur général et co-gérant de LibéDans le mail d'au-revoir adressé à son ex-rédaction, qu'ASI a pu consulter, elle écrit : "J'ai appris qu'on pouvait être en désaccord sans se détester, qu'on pouvait même s'engueuler et… s'apprécier !"

Chez Libé, Eve Szeftel est en effet de celles qui accordent le mot "extrême" au pluriel. Toujours dans le même mail, ainsi qualifie-t-elle la ligne de Marianne : "Une ligne que je juge cruciale de défendre et d’illustrer en ces temps où les extrêmes, à gauche comme à droite, sont en position d’hégémonie culturelle dans leur camp respectif". Mais les dissensions principales, avec certain·es de ses ex-collègues de Libé, concernaient Israël et la Palestine. Elle explique, dans une interview sur RCJ, s'être opposée à la Une du journal sur les "30 000 morts" à Gaza. "On pouvait parler de Gaza sans forcément mettre un chiffre qui, n'étant pas vérifié, pose un problème déontologique, puisque sert la propagande du Hamas", soutient-elle.

Eve Szeftel a également contesté l'une des enquêtes du service CheckNews, sur les "mystifications" liées au 7-Octobre : les rumeurs non-vérifiées, comme celle des "40 bébés décapités". "On ne peut pas prétendre écrire l'Histoire en temps réel. Sur certains sujets, il faut attendre, tout simplement. Attendre, parce que c'est pas opportun, parce que ça va être récupéré, instrumentalisé, contre Israël, contre les Juifs, et avoir des conséquences concrètes" et parce que, poursuit-elle, il faut "du temps pour vérifier". L'extrait, isolé et diffusé sur les réseaux sociaux, n'a pas échappé à une partie de la rédaction de Marianne (ni à Daniel Schneidermann).

La ligne de Marianne qu'Eve Szeftel entend poursuivre, développe-t-elle encore dans son mail d'au-revoir, est une "ligne républicaine et sociale, universaliste et laïque, aussi intraitable avec l'antisémitisme qu'avec le racisme" du magazine. Dans le communiqué de CMI, elle s'engage à livrer une information "une information rigoureuse et sans œillère idéologique". Elle se positionne à nouveau dans son premier édito, publié dans le numéro du 16 janvier. "En 2025, Marianne occupera une place centrale, entre l'empire du mal, qui penche vers l'extrême-droite, et l'empire du bien, qui incline vers l'extrême-gauche". Plus loin, elle cite LFI et les "lobbys militants" ou encore "les wokes"Son journal "ne sera pas le journal d'un camp, d'une tribu, mais le journal de la majorité, silencieuse souvent, bruyante parfois", ni d'un «en même temps nébuleux»". Auprès d'Arrêt sur images,  Eve Szeftel assume la volonté de "ne pas seulement faire du journalisme pour faire du journalisme, mais d'avoir un projet civique pour ramener les lecteurs dans le giron républicain. On ne prend pas assez en considération les lecteurs qui seraient tentés par les extrêmes." Pour eux, déclare-t-elle, "il faut avoir une réponse de gauche républicaine".

Sur les questions de société, écrit-elle, "Marianne continuera à prendre à bras le corps la lutte contre l'islamisme et le communautarisme, contre l'antisémitisme et les discriminations raciales", "à défendre une écologie pro-nucléaire, non décroissante et non punitive" et "un féminisme universaliste qui ne trouve pas d'excuse aux minorités raciales". Sur le plan économique, Marianne version Szeftel sera pour "réguler l'immigration et répondre au besoin de sécurité, physique et culturelle, des classes populaires".

Quid de l'international ? À Arrêt sur images, Eve Szeftel définit sa ligne comme "pro-européenne sans être europhile béate, notamment dans le rapport de force avec l'Allemagne", ce qui, souligne-t-elle "est un changement".  Dans son édito, elle ajoute qu'ailleurs dans le monde "notre ligne est claire : préférer les démocraties, toujours perfectibles, aux dictatures et aux régimes autoritaires". Selon nos informations, la nouvelle directrice a insisté sur ce point lors de son discours d'arrivée, prononcé devant toute la rédaction. S'agit-il d'une référence à Israël ? "Surtout à l'Ukraine", précise-t-elle à ASI. "Et Israël, oui, évidemment". Elle ajoute : "Il ne faudrait pas que l'on me réduise à cela. Je sais que certains sont tentés de le faire. L'international n'est pas la priorité pour nos lecteurs. Sauf s'il a un impact sur la France. Ce qui m'intéresse c'est plus l'importation du conflit en France : la stratégie électorale de LFI en direction de quartiers populaires, l'instrumentalisation de la cause palestinienne qui peut donner lieu à des débordements antisémites, le virage sur l'aile de la droite et du RN". À noter qu'en mars 2024, au sujet de Gaza, Eve Szeftel s'est également déclarée alignée avec l'idée que "le droit légitime d'Israël à se défendre ne peut pas se transformer en pulsion incontrôlée de vengeance".

"Nouvelle ligne éditoriale" ?

Selon le journal la Lettre, l'arrivée d'Eve Szeftel "doit incarner une nouvelle ligne éditoriale". Vœu conforme à la volonté de CMI d'un "bouleversement de la ligne éditoriale"d'après une lettre des salarié·es publiée le 19 décembre, en opposition au projet des propriétaires. Eve Szeftel explique à Arrêt sur images vouloir "un peu un retour aux fondamentaux de Marianne, à Jean-François Kahn." Elle poursuit : "Pour moi, il est important de dire que Marianne est un journal centriste révolutionnaire, comme disait JFK, qui ne s'interdit pas de critiquer la gauche. Et qui ne va pas taper sur la droite par principe." Eve Szeftel devrait aussi amener un nouveau fonctionnement, lit-on dans la Lettre, qui dit qu'"Hadrien Mathoux la secondera dans une organisation plus verticale qu'auparavant". Eve Szeftel conçoit son rôle comme "directrice de la rédaction mais aussi journaliste, c'est-à-dire que je suis aussi journaliste dans la rédaction". Elle dit ne pas hésiter à "vérifier le contradictoire, changer un titre".

La nouvelle directrice de rédaction a annoncé qu'elle organiserait, toutes les semaines, une séance d'autocritique collective, afin de revenir sur le contenu du magazine et les éventuels désaccords au sein de la rédaction. La première séance a eu lieu cette semaine, et concernait l'un des derniers papiers de l'édition du 23 janvier. Il s'agit de la rubrique "Le banc public", un édito d'une page pensé par un·e écrivain·e. Cette semaine-là, il est signé Cécile Guilbert. Le texte est un éloge du dernier livre de Bernard-Henri Levy, Nuit Blanche. Un article qui "ne serait pas passé" auparavant, se seraient accordés plusieurs journalistes - Marianne ayant, depuis toujours et jusqu'à récemment, critiqué BHL sans vergogne. Serait-ce donc une première occurence du fameux "atlantisme" ? Eve Szeftel rappelle la publication d'un billet, très critique, dans un précédent numéro. "On l'a éreinté la semaine d'avant. Là, si une chroniqueuse veut en dire du bien, pourquoi pas. J'ai envie de dire : vive le pluralisme!".

La fin supposée du service "Investigations" de Marianne fait également craindre une évolution éditoriale vers l'opinion, plutôt que l'information. La version business as usual : les enquêtes pourraient continuer à l'intérieur de chaque service. La version inquiète : la mutation marque la fin des enquêtes telles qu'elles étaient pratiquées jusqu'ici. Celles où l'on pouvait s'en prendre au pouvoir politique - à Emmanuel Macron ou Alexis Kohler, par exemple. Eve Szeftel se montre rassurante à ce propos : "Évidemmentce n'est pas la fin de l'investigation à Marianne. J'ai bien dit que j'étais là pour faire du journalisme et que l'opinion venait après. J'ai simplement émis une réserve sur l'idée de «cellule Investigation» car selon moi, cela induit une hiérarchie entre journalistes. Pour moi, on est tous enquêteurs". Quant à la perspective de supprimer 20 pages, elle l'assure : "Ce n'est pas à l'ordre du jour".

Parmi la dizaine de journalistes avec qui ASI a échangé pour cet article, la nouvelle directrice ne laisse personne indifférent. Un·e journaliste décrit une Eve Szeftel au "caractère très avenant", qui impulse "une nouvelle dynamique". On la décrit comme "chaleureuse". Depuis qu'elle est arrivée, observe un·e autre, "les conférences de rédaction sont plus animées et les discussions plus riches". Mais tous ne sont pas dithyrambiques, et beaucoup préfèrent réserver leur jugement. À son arrivée, certain·es soufflaient à l'Informé qu'en tant que "proche d'Olivennes", Szeftel elle est avant tout "là pour porter sa marque".

Une offre de rachat "qui fait consensus" dans la rédaction

Difficile pour les journalistes de Marianne, ces jours-ci, de savoir donc à quelle sauce l'équipe va être mangée. D'un côté, Denis Olivennes a déjà clairement défini les changements éditoriaux et organisationnels prévus par CMI et introduit Szeftel ; de l'autre, un rachat pourrait se rapprocher à l'horizon. Il s'agit d'une offre déposée par un consortium de plusieurs investisseurs dont la Banque française mutualiste, et porté par Jean-Claude Delgènes, du cabinet de conseil Technologia. Selon nos informations, le consortium aurait proposé un prix entre 5 et 10 millions d'euros. Surtout, cette offre de rachat réunit, cette fois, un réel enthousiasme au sein de la rédaction, selon un·e membre de la Société des Rédacteur·ices de Marianne (SRM), l'équivalent d'une SDJ, qui "a présenté ce projet à la rédaction ce 14 janvier en fin de matinée", comme le révélait récemment l'Informé

Ce consortium, explique ce membre de la SRM, propose "une offre autour de l'économie sociale et solidaire", ce qui a l'avantage non négligeable de permettre la transformation du journal en société coopérative d'intérêt collectif (ou SCIC). Quel journaliste ne rêve pas d'indépendance ? Si Marianne était repris par ce consortium, ce serait à l'ensemble des salarié·es de réfléchir, ensemble, de l'avenir du journal et des décisions à prendre. Ce qui pourrait signifier un cap différent de celui annoncé en décembre par Olivennes : l'avenir éditorial de Marianne à long terme dépendra en effet forcément de son rachat, ou absence de. "L'offre sera déposée dans les jours à venir", dit le membre de la SRM. "On espère qu'elle sera attentivement étudiée par CMI. On se reconnaît dans ce projet-là, il fait consensus en AG." Un·e autre journaliste abonde : "Beaucoup de gens veulent y croire."

Et si "l'offre des mutuelles" ne convainc pas CMI ? Dans ce cas, tous et toutes ne sont pas sûr·es de rester au journal. La clause de conscience ouverte par CMI suite aux changements annoncés par Denis Olivennes en décembre, est particulièrement intéressante pour les plus jeunes membres de la rédaction. Mais elle ne le reste que jusqu'à la fin du mois de février, date à laquelle elle sera réduite de moitié - et à ce moment-là, l'avenir du journal risque fort de ne pas encore avoir été décidé. Les journalistes sont en flottement : faut-il choisir de prendre la clause bonifiée, et donc de quitter le navire avant un rachat potentiel - mais pas certain ? Ou s'accrocher, en espérant que l'offre du consortium séduise CMI, et que Marianne devienne un média coopératif ? Réponse dans les prochains jours. 

Selon nos informations, trois journalistes ayant atteint - voire dépassé, souligne Eve Szeftel - l'âge de la retraite seraient poussés vers la sortie. "Pas exactement", répond Eve Szeftel. Avant d'ajouter : "S'il faut que des journalistes partent, je préfère que ce soit des collègues qui ont l'âge de partir en retraite plutôt que des jeunes". Plan de départ ou clause de conscience, dans un cas comme dans l'autre, plusieurs collègues risquent de quitter le navire dans les semaines à venir. Demeure une impression tenace de flou artistique, potentiellement entretenu par le groupe de Kretinsky pour faire jouer la montre et forcer "l'allègement" de la masse salariale par décantation. "Industriellement, on ne comprend rien", s'agace un·e journaliste. "On nous laisse dans le flou." Un·e autre souffle : "Je pense qu'il pourrait y avoir une grève si les mutuelles ne rachètent pas. Mais on ne sait pas trop. C'est un peu confus, tout ça." Très confus, même.

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