"Le Figaro" et Darmanin relaient une fake news sur le "sabotage SNCF"
Analyse

"Le Figaro" et Darmanin relaient une fake news sur le "sabotage SNCF"

Comment l'interpellation d'un "militant d'ultragauche" a été faussement liée aux sabotages du réseau ferroviaire

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Le 28 juillet, "Le Figaro" annonçait l'interpellation d'un "étudiant de la mouvance d'ultragauche" sur un site SNCF, et l'a liée aux "sabotages de voies SNCF" survenus deux jours plus tôt… C'était erroné, mais avant d'être démentie, cette fausse info a été partagée par le ministre de l'Intérieur, dont les propos flous sur "l'ultragauche" ont maintenu la confusion.

Vérifiez votre bibliothèque. Si, dans vos rayons, se trouve l'ouvrage Le vertige de l'émeute : de la Zad aux Gilets jaunes, écrit par Romain Huët et publié aux éditions PUF en 2019, gare à vous : avec de telles lectures, vous êtes sans nul doute un·e militant·e d'ultragauche, catégorie popularisée en 2008 avec les sabotages de lignes SNCF attribuées à cette mouvance nébuleuse alors personnifiée par Julien Coupat et son "comité invisible".

"Le Figaro" annonce l'interpellation d'un "militant d'ultragauche"

C'est en tout cas un détail qui méritait mention, selon le Figaro, dans un article publié le 29 juillet sur l'interpellation, la veille, d'un "militant d'ultragauche" sur un site SNCF d'Oissel (Seine-Maritime). Une interpellation qui semble alors liée aux multiples sabotages sur les voies SNCF constatés dans toute la France le 26 juillet, jour de la cérémonie d'ouverture des Jeux de Paris 2024, comme le souligne le titre qui débute par "Sabotage du réseau SNCF". On apprend dans le Figaro qu'un "étudiant de la mouvance de l'ultragauche" a été interpellé, donc, et que "selon les informations" du Figaro, il était "inconnu des services de police" mais "avait dans son véhicule «plusieurs bombes de peinture», «des clés d'accès à des locaux techniques de la SNCF», des «pinces coupantes», un «jeu de clés universelles» ainsi que l'ouvrage de Romain Huët Le vertige de l'émeute: de la Zad aux Gilets jaunes (Éditions PUF)". Le Figaro met entre guillemets toutes ces informations car elles proviennent directement d'une "source policière". L'article n'est pas signé, et son titre est ensuite modifié pour retirer les mots "Sabotages du réseau SNCF", qui demeurent toutefois dans l'URL.

Le Figaro est allé creuser auprès de ses sources policières et judiciaires. "L'intéressé, Valentin M., a été signalé par «un conducteur de train qui a aperçu plusieurs individus à l'intérieur des emprises ferroviaires de la SNCF», précise le parquet de Rouen. Il a été arrêté pour «pénétration ou circulation dans une dépendance de la voie ferrée interdite au public» et «association de malfaiteurs» puis placé en garde à vue à Rouen, indique une source policière au Figaro." Le journal précise que l'étudiant est "né en 1995, originaire de la région rouennaise mais qui suit un cursus en étude supérieur à Toulouse" et que "lors de ses premières déclarations, il affirme avoir été présent sur les lieux pour faire du graffiti". Bref, le Figaro a eu accès au dossier, ou au moins à un membre des forces de l'ordre l'ayant lu.

À la publication de l'article, celui-ci est illustré d'une photo d'un homme menotté par la police. Ses mains, bien visibles, sont celles d'un homme noir, sous-entendant que l'étudiant l'est également. Ce que ne confirme aucune information publiée sur ce fameux "Valentin M.", "originaire de la région rouennaise", mais qui lie inconsciemment "personne racisée" et "délit" dans l'imaginaire visuel du lectorat du Figaro. Ensuite modifiée, l'illustration demeure visible en "vignette" de l'article sur le réseau social X.

Citer un ouvrage comme une preuve, "une attaque claire contre la sociologie et la pensée"

Contacté par Arrêt sur images, Romain Huët, l'auteur de l'ouvrage cité par les sources policières du Figaro et maître de conférences en sciences de la communication à l'université Rennes 2, explique qu'il est "un peu loin de ça" car présentement sur un terrain d'enquête à l'étranger. Mais il a tout de même répondu à nos questions. "J'ai été assez effaré qu'on puisse considérer la possession d'un ouvrage universitaire comme un indice probant du niveau de radicalité d'une personne, écrit-il à ASI. On deviendrait suspect en possédant un ouvrage universitaire ? C'est comme si l'ouvrage en lui même permettait d'interpréter la signification des autres pièces retrouvées." Il souligne que son ouvrage sur les émeutes "ne s'adresse pas à des activistes prétendues d'ultra gauche" mais "vise quiconque s'inquiète sur notre devenir ou cherche à comprendre le vécu de ces émeutes et ce que ces pratiques disent des transformations de notre rapport au politique". 

Romain Huët ajoute que le Figaro n'a sans doute pas lu son livre : "Ça nous interroge évidemment sur les pratiques journalistiques lorsqu'elles relaient aussi facilement un discours absurde." Il explique que cela "le ferait sourire s'il ne s'agissait que de la bêtise", mais que le problème est plus grave : "Il s'agit d'une attaque claire contre la sociologie et la pensée", dit-il. "Elle confond la tentative de compréhension d'un phénomène, la violence émeutière, avec l'appartenance idéologique. Il ne s'agit pas seulement d'une confusion d'un ordre policier ou de journalistes qui n'ont vraisemblablement aucune idée de ce livre. C'est la manifestation d'une atmosphère générale où il est de plus en plus difficile de penser ce qu'il nous arrive." Il a également conseillé au ministre de l'Intérieur de lire son travail, dans un tweet : "Je reste effaré qu'un ouvrage phénoménologique sur les émeutes puisse constituer un quelconque indice d'une affiliation politique. Entre-temps, Gérald Darmanin, ça serait peut-être judicieux de le lire ?"

Sur France 2, Darmanin lie l'interpellation et les sabotages

Si Romain Huët interpelle le "ministre de l'Intérieur démissionnaire" – mais toujours ministre jusqu'à nouvel ordre – Gérald Darmanin, c'est parce que ce dernier s'est longuement exprimé sur le sujet de "l'ultragauche" dans une interview à Télématin, la matinale de France 2. Il y a déclaré que les services de renseignement ont "identifié un certain nombre de profils qui auraient pu commettre les sabotages commis dans la nuit de jeudi à vendredi contre des lignes TGV de la SNCF" et souligné que ces sabotages ressemblent au "mode traditionnel d'action de l'ultragauche"

Darmanin ajoute encore : "La question est de savoir s'ils ont été manipulés ou est-ce que c'est pour leur propre compte." Pense-t-il alors à l'interpellation de l'étudiant à Oissel ? Il ne le précise pas : impossible de savoir si le ministre a alors connaissance du dossier. Mais quelques heures après son passage sur le plateau de Télématin le 29 juillet, le ministre partage sur son compte X l'article du Figaro. Il retweete également dans la foulée le post du compte du Figaro.

"Ce jeune homme ne semble avoir aucun lien avec les attaques massives du réseau ferroviaire"

Sauf que le lendemain, le 30 juillet, le Parisien révèle dans une enquête plus large sur "les sabotages visant les réseaux de fibre optique" que ce militant, qu'on nous indique désormais comme étant "connu des services de renseignement pour son appartenance à la mouvance contestataire", n'a en fait pas de rapport avec lesdits sabotages. "Après vérifications, ce jeune homme ne semble avoir aucun lien avec les attaques massives du réseau ferroviaire et semblait vouloir commettre des tags. Quant à son livre, il s'agissait d'un ouvrage de sociologie édité par les Presses universitaires de France sur les émeutes, un manuel qu'il étudiait dans le cadre de ses études à Toulouse (Haute-Garonne)." Ce qui explique la suppression des mots "sabotage du réseau SNCF" du titre du Figaro, les deux affaires n'ayant donc rien à voir – la correction n'est cependant précisée nulle part dans l'article. Ouest-France précise le 30 juillet que le jeune homme a été placé sous contrôle judiciaire et cite la procureure de Rouen : "«L'individu, né en octobre 1995, a contesté toute implication dans des faits de dégradation à l'encontre de la SNCF, expliquant être venu sur ce site non accessible au public pour réaliser du street art», a déclaré la procureure de la République adjointe de Rouen, Aude Helbert."

Dans une enquête, l'Humanité revient sur les différentes hypothèses explorées par les autorités dans l'affaire des sabotages des voies SNCF, indiquant que "la piste d'une ingérence étrangère est évoquée, comme celle de l'ultragauche". Mais l'interpellation d'un jeune homme avec des outils pour "commettre des tags", n'est, sans davantage de preuves, que cela, et non celle d'un "profil identifié" qui "aurait pu commettre des sabotages" du réseau ferroviaire. Même s'il lit de la "littérature présentée dans un premier temps comme «en lien avec l'ultragauche»". 

Pour "Mediapart", Darmanin "a communiqué sans précautions"

"Si je suis arrêtée avec un roman d'espionnage, on ne peut pas en conclure que je suis une espionne russe", résume, mi-amusée, mi-dépitée, Camille Polloni, journaliste à Mediapart, auprès d'ASI. "«Ça colore le dossier», comme disent les enquêteurs : un livre à connotation politique devient un fait dans l'article [du Figaro]." Elle a signé, le 31 juillet, un article qui revient sur les propos de Gérald Darmanin, "sur les sabotages du réseau TGV comme sur l'interpellation de militants écologistes pourtant blanchis", qui ont pour point commun d'attirer l'attention sur la responsabilité de "l'ultragauche", pour l'heure non prouvée. Le ministre démissionnaire, écrit Camille Polloni, "a communiqué sans précautions, quitte à être démenti par les faits". Elle rappelle qu'en date du 31 juillet, soit trois jours après la prise de parole de Gérald Darmanin, aucun suspect n'a été interpellé à ce jour dans l'enquête des sabotages du réseau ferroviaire, à l'inverse de ce qu'il déclarait sur France 2 en annonçant de prochaines interpellations.

Camille Polloni explique avoir choisi de travailler sur le sujet car si les propos de Darmanin sur "l'ultragauche" sont récurrents, sa position de ministre démissionnaire devrait "l'astreindre à la discrétion sur les sujets politiques". Au contraire, dit-elle, "là, il s'exprime sur des interpellations passées et potentiellement à venir et les assimile à l'ultragauche" : d'abord sur l'interpellation de militant·es d'Extinction Rebellion, "en présentant, le lundi, des personnes arrêtées comme s'apprêtant à commettre des sabotages, alors qu'on savait dès le dimanche soir que les gardes à vue étaient sans suite" pour l'immense majorité d'entre eux – le seul ayant des charges retenues contre lui l'a été pour refus de donner son portable aux forces de l'ordre. L'autre moment où Darmanin parle d'ultragauche, c'est justement à propos de ces "profils" que les autorités auraient "identifiés", ce qui, selon Camille Polloni, va à l'encontre des choix de communication faits le jour des sabotages par le ministère de l'Intérieur, qui refusait alors de donner la moindre information sur l'enquête. "Le ministre démissionnaire sous-entend que, potentiellement, l'ultragauche agirait pour une puissance quelconque, dit-elle. Soit il fait des hypothèses lui-même, soit il fait référence à quelque chose de précis, mais il ne dit pas quoi."

En l'absence de propos clairs du ministre concernant lesdits profils identifiés, Camille Polloni s'interroge : lorsqu'il parle à Télématin, "est-ce que [Darmanin] est au courant de l'interpellation à Oissel ? Est-ce qu'en parlant de «profils identifiés», il fait référence à cette interpellation ?" Impossible de le savoir, puisqu'il tweete l'article du Figaro seulement après l'interview. Mais, poursuit-elle, si c'est le cas, parler d'un "profil identifié" comme en rapport avec les sabotages de voies SNCF alors que l'information est démentie le lendemain, c'est "vraiment un foirage".

"L'ultragauche" comme "grande catégorie floue"

Son collègue à Mediapart Antton Rouget explique à ASI que "tout ça [lui] a paru assez vaporeux dès le départ", lui qui a analysé dans plusieurs posts le cheminement de la fausse info à propos du jeune homme arrêté. "Darmanin faisait un lien entre des choses assez différentes. Sur l'enquête concernant les sabotages, je n'arrivais pas à comprendre comment il pouvait affirmer que les services d'enquête avaient identifié des profils sans interpellations, analyse-t-il. Quand j'ai vu que dans la journée, il n'y avait pas d'autres annonces d'interpellations, j'ai regardé de plus près la situation du jeune homme arrêté. Le lendemain, il y a eu l'article du Parisien dans lequel on a découvert le profil du jeune homme, qui n'a rien à voir avec ce qui était raconté la veille." 

Il souligne lui aussi qu'en tant que ministre démissionnaire, Darmanin n'a, en théorie "pas le droit d'intervenir sur le débat public". Mais se permet tout de même ce qui ressemble à une "attaque envers un camp politique" en utilisant le terme d'ultragauche, note Antton Rouget : "L'usage de la terminologie du mot «sabotage» crée du lien entre ces trois affaires : le jeune homme qui voulait faire des tags sur les voies SNCF, la dynamique de manifestation pacifique vis-à-vis des JO d'Extinction Rebellion, et les sabotages. Il met tout ça dans le même pot." L'universitaire Romain Huët souligne qu'il "n'est pas sûr de connaître une personne en capacité de définir ce qu'est « l'ultra gauche »" : selon lui, "c'est une grande catégorie floue" et "la création fictive d'une grande menace qui planerait sur notre démocratie, une sorte d'ennemi imaginaire très organisé et disposant de plans stratégiques de déstabilisation clairs, ce qui est évidemment faux". Il ajoute : "Avant de classer, il faudrait sans doute penser." 

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