Plus politiques que dans les journaux : les gilets jaunes dans le miroir de Facebook
731 articles de presse écrite, 29 188 posts et commentaires Facebook, 56 673 commentaires issus de la pétition initiale des Gilets jaunes, plus de deux millions de tweets : analysant cette énorme masse de données en un temps record, quatre chercheurs du Laboratoire d'Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales (LERASS) de l'université de Toulouse (Brigitte Sebbah, Natacha Souillard, Laurent Thiong-Kay, Nikos Smyrnaios) dégagent une image du mouvement singulièrement différente de celle des médias "classiques" (voir ici comment un manifestant des Champs-Elysées, par exemple, a été coupé par CNews dès qu'il a prononcé le mot "capitalisme") .
Nom du rapport : "Les Gilets Jaunes, des cadrages médiatiques aux paroles citoyennes" (nous le publions à la fin de l'article). Leur secret : un logiciel "lexicométrique", du joli nom d'Iramuteq, capable de digérer et classer des segments de phrases en fonction de la fréquence de certains mots. "Cela permet de comprendre les priorités des gens qui s'expriment"
, explique l'un des chercheurs, Nikos Smyrnaios. Le logiciel a déjà été utilisé, par exemple, pour analyser les réactions des Français pendant l'affaire DSK. C'est ici la fréquence des mots qui est étudiée ; un exercice intéressant, mais qui a ses limites : il ne permet pas de déployer une analyse qualitative complète des propos tenus. D'autres rapports suivront.
faible occurrence de mots racistes
"Nous nous sommes mis au travail il y a une semaine et ce rapport est une première étape,
commente Brigitte Sebbah. Nous avons eu un sentiment d'urgence parce que de nombreuses pages Facebook des Gilets jaunes disparaissent et d'autres se montent : il fallait être capables de les conserver et de les regarder rapidement."
Quelques nuits blanches plus tard, le résultat confirme leur hypothèse de départ : un décalage important, selon eux mâtiné de mépris social, entre l'image des Gilets jaunes dans la presse écrite nationale et la réalité de leur expression en ligne. Fait notable : la très faible occurrence de mots racistes dans le corpus analysé, et une quasi-absence de terminologie d'extrême droite.
1. Des journaux nationaux qui caricaturent les Gilets jaunes
"Nous vivons en province, certains d'entre nous habitent à la campagne, et il nous a semblé que le regard de la presse nationale sur les Gilets jaunes que nous connaissons était partiel",
explique Sebbah. Les chercheurs se sont attelés à l'analyse de plus de 700 articles des journaux suivants : Aujourd’hui en France – Le Parisien, La Correspondance économique, La Croix, La Tribune, L’Agefi, Le Figaro, Le Monde, Les Echos, L’Humanité, Libération
. Première observation : si on s'arrête au 20 novembre, le Figaro
et le Parisie
n suivent l'affaire au plus près (83 articles pour Le Figaro
, 65 pour Le Parisien
), tandis que Libé
en publie... 27. Le contenu aussi est différent : "
(...) l’Humanité et La Croix par exemple concentrent leur traitement sur le débat politique autour des raisons de ce mouvement et de ses rapports avec les acteurs politiques. En revanche, Le Figaro (...) se concentre sur les tentatives de récupération du mouvement par le Rassemblement national et la France Insoumise, ainsi que sur les réactions du chef de l’Etat. De l’autre côté, chez le Monde et Libération, la classe
[de mots] la plus surreprésentée est celle de l’analyse économique des questions liées à la fiscalité comme outil au service de la transition écologique."
UN LEXIQUE JOURNALISTIQUE "RELIÉ aux Émotions"
Au sein des articles passés à la moulinette du logiciel, le rapport note une vision étriquée du mouvement, des propos "cadrés principalement sous l’angle du conflit d’usages (l’automobiliste qui veut rouler sans dépenser davantage), sous l’angle plus psychologisant du ressentiment aveugle des citoyens, que les médias semblent penser (...) indifférents à la question environnementale".
Mais comment le logiciel magique a-t-il pu identifier ces angles? "Du fait d'un lexique relié aux émotions. Il est question de ressentiment, de colère... Autant de mots qui dépolitisent le mouvement",
explique
Smyrnaios. L'expression directe des Gilets jaunes sur Internet est jugée par les chercheurs plus articulée et conscientisée que ne le croient les médias : "
Plongeons donc dans ces arènes. Si l’on croise les différentes arènes que nous avons explorées, nous relevons que ce traitement médiatique peine à couvrir précisément le phénomène dont la nature n’est pas si hétérogène ni si hermétique aux enjeux publics."
2. Les commentaires des signataires de la pétition initiale : sentiment d'injustice sociale et arguments écologiques
La fameuse pétition initiée par Priscillia Ludosky, intitulée "Pour une baisse des prix du carburant à la pompe", et qui a recueilli, au moment où nous écrivons, 980 462 signatures, comprend des dizaines de milliers de commentaires. Les chercheurs y ont repéré "
deux pôles de critiques différents à l’encontre de
la taxe sur le carburant. Ils s’articulent sur les thèmes de l’inefficacité écologique de la mesure et de son
impact négatif sur le quotidien des travailleurs, notamment en milieu rural et périurbain."
Pour les commentateurs de la pétition, la mesure fiscale est perçue comme "fondamentalement inégalitaire"
, et sa justification écologique apparaît comme un prétexte, alors qu'existent des mesures plus efficaces, comme "la promotion d'énergies alternatives"
. L'augmentation de la consommation électrique nucléaire est "qualifiée de plus dangereuse que la pollution du diesel".
Sont également évoqués "
les prix pratiqués dans d’autres pays européens, comme
l’Espagne"
.
3. La page Facebook des Gilets jaunes du Cantal
Peur de la surveillance électronique, gestion trop écrasante pour les administrateurs? La page des Gilets jaunes cantalous a disparu. Mais parce qu'elle était particulièrement active pour un département aussi peu peuplé, les chercheurs l'ont choisie comme objet d'analyse.
Ils notent qu'elle est le lieu de l'organisation : il est beaucoup question de rond-points, de blocages et de péages. C'est aussi là que s'épanouit la parole politique. "
Nous retrouverons (...) les réponses aux interventions publiques du gouvernement du
type « ce n’est pas la rue qui fait les lois »,
écrivent les chercheurs. Ils revendiquent le pouvoir démocratique, ils disent
représenter le peuple, et reprennent en cœur la devise républicaine « égalité, liberté, fraternité »"
. Les Cantalous s'inquiètent de l'absence de représentants, se plaignent des salaires trop faibles pour faire face aux taxes, dénoncent les "salaires du gouvernement et [le] train de vie qui va avec"
.
4. La twittosphère : le lieu des affrontements
Si les pages Facebook des Gilets jaunes sont le feu de cheminée autour duquel on devise, s'organise et se réconforte, Twitter est un champ de bataille froid et venteux où l'on se confronte à l'autre.
PREMIÈRE OCCURRENCE SUR TWITTER : LA CRITIQUE DES MÉDIAS
Les chercheurs ont ici analysé les tweets des Gilets jaunes mais aussi ceux de leurs opposants. Première occurrence : la critique des médias. Si les Gilets jaunes les perçoivent comme relayant la propagande gouvernementale, les antis, sans surprise, les jugent trop complaisants à l'égard du mouvement. Côté Gilets jaunes (nous ne corrigeons pas les fautes): "
Les médias ici et BFM TV travaillent pour le gouvernement Macron, il y a une volonté de nuire au mouvement des giletjaunes en divisant et en faisant passer les manifestants pour l’extrême droite
"
. Côté anti-Gilets jaunes : "U
n noir qui se fait agresser pas les gilets jaunes, et silence des chaines d’infos qui leur font la promotion, chaines d’infos opposant complices de cette anarchie et qui cherchent que le chaos, non a l'anarchie".
Précisons qu'Arrêt sur Images a analysé, au début du mouvement, la proximité voire la complicité des chaînes d'info en continu avec les Gilets jaunes.
Pour conclure, outre le constat du décalage entre la ligne des journaux nationaux et la parole dite "consistante"
des Gilets jaunes, les chercheurs formulent un vœu : que l'analyse scientifique des propos tenus sur les réseaux sociaux soit plus systématique. "
La place de la politisation dans les pratiques socio-numériques doit ainsi être sérieusement mesurée, car son importance est systématiquement minorée, notamment par les autorités et les figures installées du monde politique, intellectuel et médiatique."
Cet article est libre d’accès
En vous abonnant, vous contribuez
à une information sur les médias
indépendante et sans pub.
Déjà abonné.e ? Connectez-vousConnectez-vous