De la broligarchie en Amérique
Combien ça coûte, un accès VIP aux côtés du président nouvellement élu de la première puissance militaire mondiale? Grâce à Elon Musk, cette question insensée a désormais une réponse définitive : 200 millions de dollars et un réseau social à 500 millions d'utilisateurs - peu importe la proportion de bots. Depuis la victoire sans appel du fasciste orange, désormais à la tête du tiercé gagnant Républicain (Maison-Blanche, Chambre des Représentants et Sénat), le militant d'extrême-droite le plus riche du monde passe ses journées collé à ses basques, aussi à l'aise au QG floridien de Mar-a-Lago que dans les réunions de l'équipe de transition gouvernementale, ou en train de bouffer un McDo dans un jet privé. On le retrouve même sur la photo de famille des Trump, son fils X dans les bras, ayant visiblement "obtenu le titre d'oncle" officieux, dixit Kai Trump, petite-fille de. Et tant pis s'il agace déjà tout l'entourage du président, révèle le magazine américain Mother Jones le 13 novembre.
Dès les jours qui ont suivi le scrutin, Musk s'est arrogé le titre honorifique de "premier poto" (First Buddy) du président, et fait tout pour mettre en scène le lien qui les unit. Un mythe qui se consolide en direct, sous nos yeux, jour après jour : le 27 novembre, c'est la mère du patron de SpaceX, Maye Musk, qui décrivait la relation entre Elon et Donald comme on décrit deux enfants en bas âge jouant dans une cour de maternelle – "ils ont l'air de s'amuser, de beaucoup s'amuser. C'est bien qu'ils s'amusent (...)". Retweet immédiat de l'intéressé, tout content de voir son nouveau copain validé par sa maman. On en oublierait presque que leur bac à sable est habité par 350 millions de gens et que leur idée du fun inclut des déportations massives.
Depuis trois semaines, Elon Musk, élu par personne et sans aucun poste officiel au sein du futur gouvernement, participe quotidiennement aux réunions entre Donald Trump et son équipe de transition. Il est présent, lui dont le Wall Street Journal révélait les nombreux contacts téléphoniques avec Vladimir Poutine depuis 2022, lorsque Trump appelle Volodymyr Zelensky, et discute au téléphone avec Javier Milei et Recep Tayyip Erdogan. Musk n'est même pas un consultant – c'est un poto.
Alors le poto Musk ne se gêne pas, et suggère des noms.
Ce n'est même plus du conflit d'intérêt, c'est le conflit d'intérêt fait orientation politique.
Avant même l'élection, le patron de SpaceX proposait à Trump de placer certains employés de la firme spatiale au ministère de la Défense... un ministère sous contrat avec SpaceX. Depuis, le sud-africain a soutenu Brendan Carr pour présider la Federal Communications Commission – l'institution régulatrice des télécommunications qui refusait en 2023 d'accorder 900 millions de dollars de subventions publiques à Starlink, le fournisseur d'accès à Internet par satellite présidé par Musk. Il a également soutenu les candidatures d'Howard Lutnick, responsable du fonds d'investissement Cantor Fitzgerald, au poste de secrétaire au Trésor (Lutnick a finalement été élu secrétaire au Commerce), et de Matt Gaetz, initialement nommé ministre de la Justice avant de rétracter après une accusation de pédocriminalité.
La liste exhaustive est longue comme le bras, mais vous aurez compris l'idée : le premier poto, légitimé à coups de centaines de millions en dons de campagne, essaie de faire croquer les potos. Ce n'est même plus du conflit d'intérêt, c'est le conflit d'intérêt fait orientation politique.
Ministère de l'Oligarchie
Rien de bien étonnant, alors, à voir Trump offrir à Musk (et son acolyte milliardaire des biotech Vivek Ramaswamy) le Department of Governement Efficiency, improbable ministère de l'Austérité à l'acronyme de memecoin, qui ambitionne d'économiser 2000 milliards de dollars, soit un tiers du budget de l'État... tout en étant dirigé par deux chefs, dans une ironie absurde digne des Monty Python. Que Trump donne à Musk un os à ronger pour se débarrasser de lui ou qu'il se trouve réellement sous son influence, le constat est le même : le milliardaire qui a viré 80% des employé·es de Twitter six mois après son rachat et refusé de payer pour le nettoyage des toilettes des bureaux en décembre 2022, celui dont les entreprises SpaceX et Tesla comptent le plus de blessés au travail et qui refuse le port des gilets jaunes parce qu'il "n'aime pas les couleurs vives", cet homme-là est s'apprête à effectuer un audit financier géant du gouvernement étasunien.
C'est, comme le dit l'ONG Public Citizen, "la corruption ultime", celle qui voit l'accusé devenir juge et le juge devenir accusé
Avec l'intention de procéder à la purge géante des fonctionnaires rêvée par l'idéologue "néoréactionnaire" Curtis Yarvin, résumée par l'acronyme RAGE – Retire All Government Employees, la retraite pour tous les fonctionnaires– au motif que l'inflation serait causée par les dépenses publiques (spoiler alert : "l'inflation", c'est l'agroalimentaire qui augmente ses marges). Mieux, son regard de cost killer va précisément se porter sur les budgets des agences de régulation, précisément celles qui ont ouvert plus d'une vingtaine d'enquêtes contre ses différentes entreprises à ce jour. Ce n'est pas uniquement un exemple flagrant de capture régulatrice, cette sorte de terminus du lobbying qui voit le secteur privé devenir de facto son propre gendarme; c'est, comme le dit l'ONG Public Citizen, "la corruption ultime", celle qui voit l'accusé devenir juge et le juge devenir accusé.
Et ce n'est qu'un début. Musk, désormais en position de chief technical officer de la startup États-Unis d'Amérique, est déjà en train de distribuer les sièges en classe affaire dans son cheval de Troie institutionnel. Tous les techno-oligarques d'extrême-droite sont conviés à la fête : Marc Andreessen, l'investisseur "techno-optimiste" nostalgique du fascisme mussolinien; Joe Lonsdale et Palmer Luckey, cofondateurs libertariens de l'entreprise de surveillance de masse Palantir; l'ex PDG d'Uber Travis Kalanick, et toute une coterie de capital-risqueurs et de patrons de la Silicon Valley, probablement éberlués d'avoir soudainement les moyens de subvertir la puissance publique à leur programme d'enrichissement illimité et sans contraintes.
Première étape, explique le Washington Post le 24 novembre : collecter des données sur l'intégralité des agences fédérales pour mieux décider quels budgets et quels cadres de régulation seront supprimés. Deuxième étape : le remplacement des fonctionnaires victimes de la purge. Pour cela, Trump pourra compter sur une base de données de loyalistes, gracieusement fournie par le PDG d'Oracle Larry Ellison. Et s'il a besoin de bons conseils sur la meilleure manière de privatiser le pays, il y aura le milliardaire David Sacks, membre de la "PayPal Mafia".
Big data, techno-solutionnisme, management par la surveillance et mépris pour les dépenses publiques : tout le manuel de la gouvernance façon Silicon Valley se déploie, prêt à gangrener le champ institutionnel. Et à l'extérieur de Mar-a-Lago, les PDGs de la tech encore perçus comme Démocrates (Mark Zuckerberg, Tim Cook, Sundar Pichai, Sam Altman) font la queue pour venir embrasser la chevalière de Trump. La technocratie est en marche.
COMPLEXE CRYPTO-INDUSTRIEL
Plus les semaines passent et plus la situation se clarifie : à partir de maintenant, l'orientation de la politique étasunienne est en partie décidée en fonction des intérêts du techno-capital. En particulier celui de trois secteurs : les cryptoactifs, l'industrie du pari en ligne, et ce que l'on pourrait définir comme le complexe militaro-informatique. La "crypto triade" (les trois organismes de financement politique Defend American Jobs, Fairshake et Protect Progress), qui a dépensé 256 millions de dollars pendant la campagne pour faire élire 271 députés et 19 sénateurs alliés de la cause, a immédiatement été récompensée.
Trump, récemment converti à la crypto-religion grâce à ses évangélistes Elon Musk et JD Vance et désormais à la tête du cryptoactif familial World Liberty Financial, a promis de faire du pays la "superpuissance mondiale du bitcoin". Se profile aujourd'hui la création d'un "conseil de la crypto" géré par un "tsar", raconte TechCrunch le 27 novembre. On y retrouverait des cadres venus du fonds a16z, créé par Marc Andreessen, mais aussi des plateformes d'échange comme Coinbase, Gemini et Kraken, qui conseillent déjà l'équipe de transition du président. La priorité : neutraliser la Securities and Exchange Commission (SEC, le régulateur financier) et son "maléfique" président Gary Gensler, en plaçant à sa tête un crypto bro. Une volonté claire, dixit l'infatigable chercheuse Molly White, de mettre en place des "Cryptocurrency States of America". Signe de l'efficacité de la manoeuvre, le bitcoin a atteint son plus haut niveau historique et dépassé la barre symbolique des 100 000 dollars. Tout roule, pourvu que la courbe grimpe.
Il n'y a pas que les crypto bros qui fêtent l'avènement d'une forme inédite de ploutocratie étasunienne. L'industrie des marchés de prédiction, ces sites comme Polymarket et Kalshi où l'on peut parier de l'argent (et des cryptoactifs) sur vraiment tout et n'importe quoi, place aussi ses cadres auprès de la future administration Trump. Cette fois-ci, c'est la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), le régulateur des jeux d'argent, qui est visée, raconte le magazine américain de gauche, Jacobin.
Enfin, l'élection de Trump annonce une période dorée pour les contre-révolutionnaires de la tech – au premier rang desquels Jeff Bezos, Marc Andreessen, le trumpiste hardcore Palmer Luckey et l'inénarrable Peter Thiel– qui n'ont désormais plus aucun scrupule à vendre des logiciels de surveillance à la police, à l'armée et aux agences de renseignement étasunienne, au nom de la lutte contre l'ennemi chinois. À en croire l'excellente analyse de The Intercept, tout indique que la présidence Trump donnera une latitude inégalée au complexe techno-militaire pour développer ses drones et autres jouets de surveillance de masse estampillés "IA". L'action Palantir a déjà largement battu son record historique, au point de brièvement dépasser, comme un oracle, celle de l'historique fabricant d'armes Lockheed Martin. On assiste là à une sorte de partouze géante pour le techno-capital, en particulier lorsqu'il vend des armes, des paris et des jetons numériques en forme de Shiba Inu, sur fond de lutte contre tout ce qui ressemble à de la justice sociale.
techno-phallocratie
À l'heure d'écrire ces lignes, l'industrie de la Silicon Valley n'a probablement jamais été aussi riche, aussi puissante et aussi concentrée entre les mains de quelques milliardaires. Ces milliardaires, des plus médiatiques aux plus discrets, assument désormais totalement de partager un ethos fait de suprémacisme, d'élitisme, de solidarité testostéronée et de masculinité performative. Du nouveau look de Mark Zuckerberg aux costumes d'Iron Man de Musk, des biceps de Bezos aux dragons imaginaires d'Andreessen, l'arène du techno-capital est embrumée d'une odeur de vestiaire adolescent qui fleure bon la fragrance Scorpio. Ils ne sont pas seulement des oligarques, au sens de ceux qui ont dépecé l'URSS après son implosion politique, mais des "broligarques", insiste la sociologue des ultra-riches Brooke Harrington. Des milliardaires adulescents de 50 piges, persuadés que l'époque moderne les persécute.
Leur imaginaire est fait de memes débiles et de super-héros, de science-fiction et de fantasy d'avant – à l'image de Marc Andreessen, qui semble vivre perpétuellement dans une partie de D&D. Ils rêvent, comme Musk en septembre, d'une "république de mâles de statut élevé". Leur régime idéal est une kakistocratie, gouvernée par une conjuration d'imbéciles atteinte d'un méchant syndrome de Dunning-Kruger et d'une obsession pour son chromosome Y. J'exagère? La semaine dernière, Musk a commencé à nommer et critiquer
publiquement des employés fédéraux qu'il considère comme inutiles, mettant de facto une cible sur leurs têtes. Toutes les employées visées sont des femmes. Non seulement ces parasites planétaires ont pour ambition de faire les poches des États-nations, mais leur utopie est un cauchemar autoritaire, raciste et misogyne.
Loin d'être les simples "libertariens" que la presse décrit, ils rêvent au contraire d'un État autoritaire... et sur-mesure. Un État qui, assumant la maxime de Peter Thiel selon laquelle "la démocratie et la liberté sont incompatibles", priorise la liberté de s'enrichir à la dignité collective et la domination de quelques-uns à l'autonomie de tous. La Silicon Valley, nous dit le journaliste Brian Merchant, est aujourd'hui en train de commencer à obtenir ce dont elle rêve. Voilà cette cohorte d'arnaqueurs hilares menée jusqu'à la
Maison-Blanche à grandes tapes dans le dos par le poto en chef Elon
Musk, à deux doigts de se
photographier avec un évier dans le Bureau ovale pour refaire sa
non-blague de l'époque Twitter : let that sink in. Préparons-nous au choc.
Au casino des bros
Cette économie façon casino numérique géant comporte trois étages – trading, paris sportifs, crypto, liste The Atlantic. Dedans, tout est fait pour que des jeunes hommes blancs à casquette MAGA sans perspective d'amélioration matérielle viennent claquer leurs salaires dans des actifs spéculatifs conçus comme des memes et se fassent plumer dans des schémas de Ponzi en rêvant à la Lambo jaune canari qu'ils se paieront avec leur premier million, le tout sur des applis capables de transformer le surendettement en une expérience numérique gamifiée à partager sur X. Bref, l'instauration de la bro-economy, incarnation d'une "contre-élite" financière qui vient de passer les deux dernières décennies à nous convaincre que la vie numérique – la vie moderne, donc – se résume à un jeu d'argent sans fin dont nous ne serions que les jetons, réduits à rêver qu'un jour nous rebondirons sur le bon numéro. Des "bullionnaires", comme le résume Ian Bogost – milliardaires de la bullshit. Des arnaquo-capitalistes.
Dans le Guardian, la journaliste Carol Cadwalladr, qui vient de lancer une newsletter intitulée "Broligarchy", résume parfaitement la tectonique culturelle à l'oeuvre : "ce n'est plus de la politique au sens où on l'entend. Les jeunes hommes qui ont voté pour Trump ont voté pour la poudre protéinée et les haltères autant que pour un criminel de 78 ans. Ils ont voté pour le bitcoin et les squats. Pour les vidéos Youtube et les streams Twitch. Pour les podcasts bros et les crypto bros et les tech bros et le bro des bros : Elon Musk."
"Zynternet"
Sur le web, les hommes parlent aux hommes sur des plateformes détenues par des hommes blancs. Et à la fin, ils votent pour celui qui leur promet un pays à leur image. Le critique Max Read a déjà un nom pour cet espace culturel : le Zynternet, double numérique de la ville californienne d'El Segundo, nouveau hub technologique qui se revendique comme "l'anti-San Francisco" – comprendre : un endroit où on fabrique des drones dopés à l'IA sous un drapeau géant et un poster de Jésus, en pensant fiévreusement à la branlée qu'on va mettre à la Chine. Le vent a tourné, bro.
Ne commettons pas la même erreur d'analyse à huit ans d'écart : non, la bro culture numérique masculiniste, quand bien même omniprésente sur X, n'a pas suffit à faire élire Trump, pas plus que les trolls de 4chan et Pepe la grenouille n'expliquaient à eux seuls le vote de 2016. C'est plus largement l' "État artificiel", cet espace politique automatisé par des algorithmes à but lucratif qui fabrique des trolls plutôt que des citoyens, qui est responsable de la future privatisation des États-Unis sous la bannière du fascisme. Après un quart de siècle à façonner librement le débat public et à contrôler la diffusion des idées dans le champ politique, les grandes entreprises de la tech et leurs broligarques de patrons ont créé les conditions de leur domination idéologique sans partage. Sauf cataclysme d'ici fin janvier, la Silicon Valley, qui réfléchit depuis longtemps à la meilleure manière de se rendre invulnérable à la démocratie, aura bientôt les rênes des États-Unis. Pour les broligarques, c'est tout les jours Noël.
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