68 en pleine poire
68, donc. 68 en pleine poire, faisant voleter autour de lui une gerbe de malentendus. Cette chanson, par exemple, Paris s'éveille, de Dutronc, dont Rebecca Manzoni diffuse un extrait, de bon matin. Cette chanson, bande-son de 68, oui, peut-être, mais au prix d'un immense malentendu. Car c'est bien à cause de la grève de l'ORTF, que la radio publique la diffusa en boucle, en mai et juin 68, avec ses camions pleins de lait, ses balayeurs pleins de balais, ses journaux imprimés et ses ouvriers déprimés. Une bande-son qui n'accompagnait pas le réel, mais le masquait aux chastes oreilles des auditeurs de la France gaulliste.
Ce Dutronc, tout de même, expulsant d'une pichenette du paysage balayeurs et ouvriers, les réduisant au rôle de figurants d'une fresque urbaine, les invisibilisant, comme on ne disait pas encore. Moderne et insolente en apparence, pleinement yéyé, très cinoche, d'ailleurs, dans son traveling des monuments et des rues parisiennes, c'est une belle chanson dépolitisée et dépolitisante, une ritournelle n'ayant finalement eu pour fonction que de masquer le réel en train de s'inventer dans ces mêmes rues, où volaient les pavés. N'empêche que c'est elle, qu'a conservé la mémoire collective, et non pas la chanson de Ferré, Comme une fille, dont Manzoni diffuse ensuite un extrait : "
Comme une fille / La rue se déshabille /
Les pavés s'entassent /
Et les flics qui passent /
Les prennent sur la gueule..."
Celle-là, je serais curieux de savoir si elle a déjà été diffusée à la radio nationale, dans le demi-siècle écoulé. Cinquante ans de purgatoire.
Deux époques se considèrent, muettes de stupeur. Où est passé l'espoir ? Où sont aujourd'hui les incontestables damnés de la terre ? Où sont les justes causes ? Où sont les plus efficaces formes de lutte ? Dans les barques qui chavirent en Mediterranée, ou dans les filatures qui ferment, avec leurs cargaisons d'ouvriers qualifiés ? C'est le débat qu'on aurait ou avoir, qu'on a failli avoir, dans notre émission de la semaine, et qui s'est finalement tenu ensuite, après coup, à bonne distance, par écrit. Comme si les deux époques ne pouvaient pas dialoguer. Comme si, entre septuagénaires soixante-huitards, et jeunes cinéastes avides de capter le réel d'aujourd'hui, on ne pouvait plus parler de la même chose.
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