Ecrire quand l'Histoire bascule
Envoyé spécial du Figaro à Tunis, François Hauter voyait hier soir, après le discours de Ben Ali, la fin d'un mois de "crise affreuse". "Des milliers d'habitants de Tunis ont bravé le couvre-feu" écrivait-il. Klaxons, youyous, cris de joie dans les rues: les annonces de Ben Ali (liberté de l'Internet, baisse des denrées alimentaires, fin des tirs à balles réelles, non-sollicitation d'un nouveau mandat en 2014, etc.) avaient manifestement fait mouche à ses yeux. C'est "sans doute la première fois qu'une foule pouvait décemment célébrer l'avènement annoncé d'une démocratie au Maghreb et dans un pays arabe". Il fallait attendre la toute fin du reportage pour apprendre de sa plume "qu'il n'est pas exclu que les manifestations de joie aient été organisées par le pouvoir lui-même". Son confrère de France Inter, ce matin, était nettement plus catégorique, affirmant d'emblée que ces démonstrations de joie d'après-allocution étaient bel et bien organisées par le pouvoir.
Qu'en dire, derrière son écran d'ordinateur ? Comment départager les deux reporters, qui ont assisté aux même scènes, et n'ont pas vu la même chose (joie spontanée ici, démontration organisée là) ? Hauter, qui se trouve à Tunis, peut-il ne pas avoir vu que ces "milliers d'habitants bravant le couvre-feu" sont en fait des militants benalistes ? Et s'il l'a vu, peut-il sciemment décider de le minorer ? Est-ce la ligne du Figaro qui l'exige ? Son confrère d'Inter peut-il avoir inventé que les démonstrations étaient organisées par le pouvoir ? Le matinaute, ici, capitule devant le reporter. Seul le reporter, au coeur de la foule, à même d'interroger les uns et les autres, de sonder les sincérités, de chercher éventuellement les moyens de transport discrètement dissimulés à l'écart, ayant amené les manifestants, est capable d'évaluer une foule. Et encore !
Rien de plus délicat que d'écrire à l'heure où l'Histoire bascule. On préférerait attendre, passer son tour. Mais le bouclage, implacable ennemi familier des journalistes et du matinaute, ne transige pas. On est au ras du pavé, et l'exercice impose pourtant de tirer de quelques mètres carrés de champ de vision, de quelques dépêches, des conclusions générales, et de funambulesques anticipations. Il faut écouter ses impressions, ses intuitions (cet ambassadeur de Tunisie, invité de France Inter, qui a changé de ton du jour au lendemain, et annonce soudain au micro des révélations fracassantes, ces premières réactions satisfaites de mouvements d'opposition), et rester prudent sans se défiler, s'avancer sans être démenti dans les heures qui suivent. Fichu métier.
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