Chez eux, chez moi
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Chez eux, chez moi

Plus de dix millions de voix. Le premier parti de France (avec ses alliés). On peut tourner le résultat dans tous les sens, se souvenir que le Nouveau Front Populaire a progressé par rapport à la NUPES de 2022, et rassemblé, lui, neuf millions de voix. On peut se répéter, et c'est vrai, que rien n'est perdu, que beaucoup dépendra au second tour des désistements et des reports de voix macronistes sur les candidats NFP, et du zèle avec lequel les électeurs  voudront bien suivre les mots d'ordre, si tardifs, si timides, d'Attal et de Macron. Grand mérite à ceux d'entre eux qui voudront bien oublier du jour au lendemain le déversement d'insultes sur "l'extrême-gauche antisémite" et qu'un Bruno Le Maire tient encore, comme le relève ce matin, sur France Inter, l'impeccable Marine Tondelier, qui incarne depuis le 9 juin le visage et la voix de la douleur de la gauche.

Mais ces dix millions de voix de d'extrême-droite sont là, posées sur la table, notre table, devant nos yeux qui ne peuvent pas ne pas les voir. Le bond de la participation n'était pas seulement celui d'électeurs de gauche sentant le danger. Ce sont nos voisins. Nos profs. Nos élèves. Nos commerçants. Nos médecins. Nos artisans. Le maçon jovial, tiens, avec lequel on rénovait une vieille baraque en Bretagne depuis dix ans, et qu'on trouvait bizarrement fuyant, ces derniers mois.  C'était donc ça ? Emporté. Et avec lui, tant qu'à faire, la moitié du village.

Ces dix millions de voix sont, pour beaucoup d'entre elles, des voix de racistes. De racistes exaspérés, de racistes surangoissés par la surconsommation de CNews (et pas seulement, loin de là), de racistes déclassés, de racistes méprisés par les heureux du monde des palais et des avions, de racistes aux scandaleuses petites retraites, de racistes au RSA et jaloux du RSA des autres, de racistes qui n'osent plus sortir le soir avec tout ce qu'on voit, mais de racistes.  Il faut oser le mot, il fait étrangement du bien.

Je repense à cette belle formule des "fâchés pas fachos". Ruffin a bâti toute sa stratégie sur la reconquête, patiente, attentionnée, bienveillante, des "fâchés pas fachos". Il est en ballotage défavorable dans la Somme, tandis que le noyau dur mélenchonien orthodoxe, dans le 93, à Marseille, est réélu dès le premier tour dans les quartiers populaires. Sans doute la circonscription de Ruffin est-elle extraordinairement difficile. Peut-être ses deux élections, en 2017 et 2022, étaient-elles une anomalie, un exploit. Peut-être n'est-ce pas la fin de l'exploit. Rien n'est jamais perdu. Mais un "fâché pas facho" qui vote facho, en toute connaissance de cause, après avoir entendu Marine Le Pen estimer qu'elle ne discernait aucun racisme dans le "va à la niche", adressé par une de ses sympathisantes à une aide-soignante noire, n'est-il toujours "pas facho" ?

Oui, la parole raciste est libérée. Depuis 1945, qu'elle attendait son heure ! Mais c'est fait. Dans les rues, dans les salles de profs, dans les commerces, sur les parkings des hypers, dans les escaliers des cités, comme dans les pages du JDD ou les émissions de CNews, elle s'étale, se déploie, prend ses aises Quoiqu'il arrive, Bardella à Matignon (si majorité absolue RN) ou France ingouvernable (sinon), elle ne rentrera plus dans le tube de dentifrice. Elle est libérée pour longtemps. Du coup, c'est l'autre, la parole démocratique, émancipatrice, la parole de Justice sociale, la parole d'égalité et de fraternité, qui doit s'attendre à des jours difficiles.

Chez Polac, dans le TF1 public des années 80, Jean d'Ormesson, du Figaro, pouvait dialoguer avec Roland Leroy ou Claude Cabanes, de L'Humanité. Ils avaient en partage la France en général, et la Résistance en particulier. Aucun dialogue n'est possible, pour les vestiges de la gauche parmi lesquels j'ai l'honneur de me compter, avec le RN, ses dirigeants, ses électeurs. Aucun dialogue avec les "ben voyons" et les "revoilà Jean Moulin" de Bardella, avec les ricânements butés de Jean-Philippe Tanguy ou de Laure Lavalette. Aucun dialogue avec un programme politique qui se contrefout tellement de la menace climatique qu'elle n'est même pas dans son champ de vision. Libérée, la parole raciste ne peut échanger avec aucune autre. Elle n'est compatible avec aucune autre. Où le raciste parle haut, l'antiraciste se tait, et n'a d'autre mode de résistance que de ne pas baisser les yeux.

Le dernier président français qui se soit adressé, à moi personnellement, minuscule atome du peuple de gauche, qui ait semblé me prendre en considération, s'appelait Jacques Chirac. C'était en 2002. Lui et moi, on avait passé un pacte, je l'avais utilisé comme barrage, il a respecté sa part, s'est tenu à carreau les cinq années suivantes. Depuis, je suis "en étrange pays dans mon pays lui-même". J'ai pu y rester, réfugié dans le sarcasme, sous les bling bling Sarkozy et Macron. J'ai pu ruminer mes déceptions sous Hollande. Mais comment, sous Bardella, quand la parole raciste sera suivie des actes qu'elle appelle, ce qui arrivera, et arrive déjà,  me sentir encore "chez moi"  ?

Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

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