Fort Boyard, le "programme familial" (à ne pas regarder en famille)
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Fort Boyard, le "programme familial" (à ne pas regarder en famille)

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Ils ont encore perdu leurs clés. Depuis 35 ans, chaque samedi soir d'été sur France 2, des célébrités cherchent leur trousseau de clés dans un fort situé au large de l'île d'Oléron et infesté de petites bébêtes (des vers, des blattes, des rats et cie). Dit comme ça, on ne s'attend pas à ce que ce concept assez sommaire cartonne au point d'être aujourd'hui le jeu le plus ancien de la télé. Et pourtant, l'émission "Fort Boyard", autoproclamée "programme familial", continue de battre des records d'audience. Une longévité que la production explique par sa volonté de s'adapter sans cesse à l'époque. Finies les séquences sexistes ou les clichés sur les personnes souffrant de troubles psychiatriques ! Le programme fait désormais appel à "ce qu'il y a de meilleur en nous". Pas très rassurant quand on voit le résultat. Oui, installez-vous bien sur votre canapé et éloignez les enfants, c'est notre dernière chronique de l'année.

Une grande kermesse avec des araignées, des vers et des jeux de tirs à la corde. C'était le souvenir qu'on avait de Fort Boyard du début des années 1990, quand nos parents nous laissaient regarder la télé. Un jeu d'aventures de carton-pâte avec des personnages bien identifiés (Père Fouras, Passe-Partout…) et des séquences emblématiques. Près de trente ans plus tard, on n'est pas dépaysé. 

Les énigmes sont toujours aussi incompréhensibles...

La gardienne de la salle du trésor est toujours là, ainsi que l'animateur Olivier Minne.

Passe-Partout, lui, compte toujours avec ses doigts...

Bref, Fort Boyard est un programme connu de tous, ou presque. Mais si vous êtes restés, comme nous, au programme des années 1990, la version 2024 peut légèrement vous surprendre. Prenez la chanteuse Natasha St-Pier, qui a participé à l'émission du 6 juillet. Elle était hyper contente d'être là !

Elle a vite déchanté…

Même chose avec ce candidat, qui pensait sûrement tenir en équilibre sur une poutre...

35 ans, et encore en tête des audiences

Diffusé exceptionnellement jeudi 18 juillet, le dernier numéro de Fort Boyard est arrivé en tête des audiences (avec 2,3 millions de téléspectateurs). Une performance pour un programme qui fête ses 35 ans. La recette de ce succès ? La permanence du dispositif télé, couplée à la volonté de renouveler progressivement les épreuves.

On retrouve ainsi les mêmes personnages, le même animateur depuis vingt-ans, la même trame de jeu (recherche de clés, puis d'un mot de passe à partir de différents indices). Mais à côté des épreuves traditionnelles avec des asticots et des rats, on retrouve des épreuves plus récentes, toujours plus farfelues. "Même si on veut innover et surprendre, les ingrédients traditionnels de Fort Boyard seront toujours là en mélangeant la peur, le physique et le rire", a résumé le producteur artistique auprès du Parisien.

La peur ? Ce sont les petites bêtes qu'on retrouve dans des épreuves qui ont plus de vingt ans.

Le physique ? C'est cette nouvelle épreuve qui consiste à casser de la glace avec une épée (après avoir plongé dans une eau à 5 degrés).

Entre les deux, il y a les épreuves qui frisent le ridicule, destinées à un jeune public. Comme le quiz cinéma, en apparence très classique...

Sauf qu'en cas de mauvaise réponse, la candidate est plongée dans un bain gluant...

Ou cette autre épreuve où les candidat·es sont déguisés en tonneau pour réceptionner du jus de raisin, avant de se faire presser pour transvaser le liquide dans une cuve dont le niveau augmente progressivement pour… faire remonter une clé.

Ridicule ? Sans doute. Mais c'est pour la bonne cause. Car si l'acteur Elie Semoun a accepté de se faire presser le jus de raisin, c'est parce qu'il est en promo pour son nouveau film "Ducobu passe au vert".

Exactement comme pour le précédent opus...

Oui, Fort Boyard, c'est d'abord et avant tout un "programme familial", plébiscité par les plus jeunes. Selon des chiffres datant de 2022, c'est le programme le plus vu de France Télévisions sur la tranche d'âge 4-14 ans. Voilà pourquoi ces dernières années, l'émission a revu son storytelling. Aujourd'hui, ce n'est plus simplement un programme d'aventures avec des épreuves : il y a une vraie histoire avec toujours plus de personnages qui évoluent dans un univers fantastique censé plaire aux plus jeunes.

Par exemple, dans cette saison 2024, face à la baisse de son stock d'or, le père Fouras n'a plus d'autres choix que d'ouvrir des "cellules interdites" afin de défendre son magot. L'occasion de découvrir de nouveaux personnages sortis tout droit de Harry Potter ou de Marvel :

Un relooking qui peine tout de même à masquer la pauvreté de certaines épreuves. Par exemple, une candidate doit affronter une cracheuse de feu…

C'est en fait une mise en scène spectaculaire pour introduire… un chifoumi (avec des cartes).

Ou alors ce personnage de pilote de sous-marin...

En fait, il est juste là pour affronter un candidat dans un remake d'un jeu de société assez basique…

Un "programme familial" qui s'adapte à l'époque ?

Afin d'attirer les plus jeunes, le programme s'est débarrassé de ses casseroles. Les accusations de sexisme ? En 2018, l'épreuve du cylindre, essentiellement conçue pour que les caméramans zooment sur les décolletés des candidates, est supprimée. En 2024, si les femmes sont encore en mini-short, elles portent désormais un pull comme les candidats masculins.

Quand une épreuve est mal calibrée, la production réagit aussitôt. En 2017, à la suite d'un signalement au CSA, la production renonce à son épreuve baptisée "L'Asile", qui reprenait tous les clichés des personnes souffrant de troubles psychiatriques (une camisole, des murs capitonnés).

En 2021, anticipant une loi interdisant la présence d'animaux sur les plateaux, les tigres quittent le fort.

Ils sont remplacés par des tigres en 3D (avant d'être eux-mêmes supprimés l'année suivante, car moqués par les téléspectateurs).

Et en 2024 ? Pour cette nouvelle saison, la production a communiqué sur un événement majeur. Accrochez-vous : Passe-Partout et Passe-Muraille ne sont plus cantonnés à compter les clés et à courir dans tous les sens. Désormais… ils parlent ! Une bonne nouvelle qui méritait bien des dizaines et des dizaines d'articles (BFMTV, 20 minutes, VoiciFemme Actuelle, Public, Sud-Ouest, Paris-Normandie, etc.). Oui, après 35 ans et près de 380 émissions, les personnes de petite taille ont le droit de parler. Trop aimable. Même Olivier Minne et le père Fouras s'étonnent de leur audace. À chaque émission, quand Passe-Muraille dit une phrase, ils s'étonnent. "Hein ? Il parle maintenant !"

Une mise en scène lourdingue qui souligne un peu plus ce qu'ils représentaient avant : des sous-personnages. D'ailleurs, si la production a enfin consenti à leur donner la parole comme aux autres, c'est parce que le programme a fait l'objet d'une saisine de l'Arcom par l'Association des personnes de petite taille (APPT) en novembre 2023. Le régulateur avait alors incité la production à faire évoluer leur fonction dans le jeu car leur rôle pouvait "être perçu comme une forme d'assignation de ces personnes à leur handicap". Trente-cinq ans après…

Humiliation et bizutage

La longévité du programme passe donc par une adaptation du jeu à un public plus jeune. Et pour convaincre les parents de montrer ce programme à leurs enfants, la chaîne insiste sur les belles valeurs du jeu. C'est ce que fait systématiquement Olivier Minne en promo. Avant le lancement de la saison 2024, il a par exemple insisté, auprès de Ouest-France, sur le message véhiculé par le programme. "Sous le vernis de légèreté de ces jeux télévisés" se cacherait un message plus grand. Quand il crie à la fin de l'émission "Toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus fort !", cela fait appel "à ce qu'il y a de meilleur en nous et nous pousse à ne pas nous décourager, explique l'animateur : "Quand je parle de  «toujours plus fort», je ne veux pas forcément dire qu'il faut être le meilleur dans tout. Je veux plutôt montrer que, malgré les incertitudes de la vie, il faut essayer de trouver en soi les moyens de se relever. Tant qu'on se relève, il y a de l'espoir."

Sauf que ce programme est une "petite entreprise d'humiliation" pour reprendre l'expression de l'actrice Isabelle Nanty, ancienne candidate. La version 2024 continue à jouer avec les phobies des candidat·es (avec le vide, les serpents, les araignées, l'eau…). 

On impose toujours au candidat d'ingurgiter n'importe quoi, comme des testicules de coq en gelée.

Ou alors, on leur fait boire un liquide immonde au milieu des souris...

Plus curieux, c'est l'épreuve du "barbier". Enfin, ce n'est pas vraiment une épreuve : contre l'obtention d'une clé, un candidat se fait raser la tête avec une coupe en mode damier.

Bref, on est loin du simple jeu d'aventure pour enfants. Mais toutes ces humiliations, c'est pour la bonne cause. Car oui, c'est le dernier aspect de cette émission : si toutes les célébrités se soumettent à toutes ces épreuves, c'est pour rapporter des fonds pour les associations.

Un business rentable (surtout pour la production)

À la fin de chaque émission, une fois le mot de passe trouvé, les candidat·es ramassent des "Boyards". Le 6 juillet par exemple, les gains ont atteint la somme astronomique de...

Une somme dérisoire pour un jeu télé, et qui n'est pas liée à un manque de moyens. Car Fort Boyard, produit par ALP (la société qui produit également Koh Lanta), est plutôt un programme juteux. D'après le Figaro, en 2008, la société réalisait "le tiers de son chiffre d'affaires, 20 millions d'euros au total, par le biais de l'émission Fort Boyard, déclinée aujourd'hui dans 27 pays". Soit un peu plus de 6 millions d'euros de chiffre d'affaires par an. Ramené à la somme distribuée aux associations (environ 4 millions d'euros... en 35 ans), il en reste une bonne marge pour ALP.

Dès l'origine, Fort Boyard est une bonne affaire pour la société de production. À la fin des années 1980, quand le producteur de télévision Jacques Antoine a jeté son dévolu sur ce fort pour son nouveau jeu d'aventure, il l'a acheté 1,5 million de francs... avant de le revendre aussitôt au conseil général de Charente-Maritime pour un franc symbolique. "En échange, le département s'engageait à effectuer les travaux de rénovation, et assurait l'exclusivité de l'exploitation du lieu à sa société de production", raconte le Figaro. Depuis, ALP paye une redevance annuelle pour l'exploitation (qui vient d'être reconduite 20 ans pour un montant de 100 000 euros par an). Par contre, quand il s'agit de régler la facture de 44 millions d'euros pour la rénovation de l'édifice en 2025, comptez plutôt sur l'argent public (l'État, l'UE et les collectivités locales).

Alors forcément, avec ces chiffres en tête, on regarde le programme un peu différemment. Surtout quand une candidate est directement concernée par la cause défendue. Dans l'émission du 13 juillet, Lorène Vivier est une candidate présentée comme "courageuse" car elle "a fait de la maladie de Charcot son combat".

Ce n'est qu'en fin d'émission qu'on comprend qu'il ne s'agit pas simplement d'une militante mais d'une personne atteinte elle-même de la maladie. S'ensuit une intervention lunaire du capitaine de l'équipe qui explique que l'association Arsla "aide les chercheurs à essayer de trouver un traitement pour cette maladie qui est, encore aujourd'hui, incurable" : "C'est la maladie de Charcot, la SLA dont Lorène a été diagnostiquée il y a plus d'un an. Il faut savoir qu'en France, l'espérance de vie, c'est entre un an et cinq ans. Donc c'est important de mettre en lumière cette association."

Malaise sur le plateau. Pascal Bataille (mais oui, celui du duo "Bataille et Fontaine") renchérit : "Il faut savoir que la maladie de Charcot, c'est l'une des dernières maladies incurables aujourd'hui, et ça n'est qu'une question d'argent, donc on a besoin de vous, que les chercheurs puissent trouver un traitement."

Une question d'argent ? Lorène va enfin découvrir la somme qui va permettre de faire avancer la recherche...

Résultat ? 18 054 euros. Soit à peine plus que Monique, la gagnante du "concours" de la semaine suivante. Cette téléspectatrice a été tirée au sort après avoir répondu à une question sur la composition de la salade niçoise.

Eh oui, ça sert aussi à ça Fort Boyard : apprendre aux enfants la définition du cynisme.

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