Il y a 55 ans, au Biafra : première guerre africaine en direct, sous influence française
Une guerre civile et grave crise humanitaire au Nigeria, dont les images ont nourri les intérêts de la France
L'image au 20 heures des enfants biafrais dénutris, le ventre gonflé, hante encore aujourd'hui l'imaginaire des téléspectateurs. Pourtant, le conflit à l'origine de cette grave crise humanitaire, achevé il y a 55 ans, la Guerre du Biafra, semble partiellement tombée dans l'oubli.
Cette terrible guerre civile au Nigeria fait suite à la sécession de la région du Sud-Est du pays en 1967 par le Colonel Ojukwu. Elle dure trois ans, s'achève le 15 janvier 1970 et reste le premier conflit africain suivi en direct. Le premier, aussi, à sceller la matrice du regard posé sur les conflits dans les pays africains. Une matrice partiellement influencée par les intérêts politiques de la France.
La famine qui s'ensuit - conséquence d'un blocus instauré par le Nigeria pour stopper l'aide humanitaire de la Croix Rouge - tue plus d'un million de Biafrais. Ce, malgré les pressions internationales et la mobilisation mondiale des associations caritatives. C'est à l'issu de cette tragédie qu'est créée l'ONG Médecins sans Frontières.
Conflit communautaire sur fonds d'ingérences étrangères
La Guerre du Biafra est un conflit régional, mais s'inscrit dans le contexte de la Guerre Froide, et notamment, des intérêts des anciennes puissances coloniales. Elle fait suite à plusieurs coups d'État, sur fond de conflits communautaires entre les trois ethnies composant le pays : les Haoussas (musulmans vivant au Nord), les Yorubas (musulmans et chrétiens vivant à l'Ouest et au Sud-Ouest) et les Igbos (chrétiens et animistes), vivant dans le sud-Est. Leur région : le Biafra. La région comprend les riches gisements de pétrole du pays, exploités par Shell et British Petroleum (BP). Les Igbos sont aussi, à l'origine, majoritaires dans l'armée et l'administration. Le premiers coup d'État - en 1966 - est le fait d'un groupe de leurs officiers. Il entraine une série de conflit, jusqu'à ce que le Nigeria s'empare de la capitale du Biafra - la ville d'Enugu - en 1967, début de la guerre à proprement parler. Le Biafra se retrouve isolé et perd alors ses ressources en pétrole et son accès maritime, situation à l'origine de crise humanitaire. Le front reste longtemps figé, avec la résistance acharnée des Biafrais, mais leur territoire se réduit de plus en plus. Jusqu'à janvier 1970, donc.
Le Nigéria obtient l'appui de l'URSS, de l'Egypte et du Royaume-Uni, mais aussi du Cameroun et du Niger. D'autres Etats décident, eux, de soutenir la sécession du Biafra : la Tanzanie, la Chine, le Portugal, la Côte d'Ivoire, le Gabon, l'Afrique du Sud et la Rhodésie. De leur côté, les Etats-Unis restent neutres dans le conflit. La France est sollicitée par les deux camps et décrète officiellement un embargo sur les armes. Mais en coulisse - à l'insu du Gouvernement, via l'action du conseiller Afrique du général De Gaulle - Paris soutient massivement le Biafra.
La France envoie de l'argent, des armes et des munitions, ainsi que des mercenaires comme Bob Denard ou Roger Faulques, soutenus par les services de renseignements français. C'est l'une des manifestations de la fameuse "Françafrique": la sécession du Biafra étant l'occasion d'affaiblir un grand pays africain anglophone, peu favorable à Paris dont il a dénoncé les essais nucléaires dans le Sahara, sans oublier les enjeux pour le contrôle du pétrole. Comme dans tout conflit, les deux camps cherchent à obtenir l'appui des opinions publiques. Dans un conflit largement médiatisé, la guerre informationnelle prend le pas sur les opérations militaires.
Un drame "surmédiatisé" ?
Peut-on dire que l'on "surmédiatise" un tel drame ? C'est l'une des questions posée le journal le Monde, dans une série de trois articles
intitulée "Génération Biafra". Elle est publiée à l'occasion des cinquante ans de la fin du conflit, en 2020. La réponse est affirmative.
L'un des trois papiers - celui consacré à la médiatisation du conflit - débute par une photo choc : quatre photographes occidentaux faisant poser un enfant biafrais squelettique. La suite de l'article fait intervenir l'historienne Marie-Luce Desgrandchamps, autrice d'une thèse de doctorat sur L'humanitaire en guerre civile. La crise du Biafra (1967-1970). Elle explique : "Alors que les tribulations des guerres civiles africaines intéressaient peu à l'époque les principaux médias, la diffusion d’images télévisuelles d'enfants décharnés et affamés à des heures de grande écoute a soulevé une importante vague d'émotion et engendré la mobilisation des sociétés civiles". L'article rappelle aussi l'un des lancements du journaliste Pierre Sabbagh avant un reportage sur le Biafra au journal télévisé : "N’éteignez pas votre poste même si les images que vous allez voir sont insoutenables". Une surabondance d'images terribles qui accentue le soutien de l'opinion française à la cause du Biafra, mais aussi un certain parti-pris des journalistes à cette cause.
Un parti pris alors inconscient, témoignent deux photoreporters à la fin de l'article : Raymond Depardon et Bruno Barbey. Les deux confrères disent avoir eu le sentiment d'être manipulés pour orienter leur travail sur le conflit :"Je n'ai pas senti le soutien de la France au début de la guerre, mais ensuite c'est devenu évident, assure Bruno Barbey. Des journalistes et des photographes qui se rendaient au Biafra montaient à bord d'avions affrétés par des trafiquants d'armes ou des mercenaires". Raymond Depardon ajoute : "Nous étions naïfs, on ne se rendait pas compte qu'on était complètement manipulés par les autorités françaises et les compagnies pétrolières. Je m'en suis rendu compte après : les ressources pétrolifères de la région étaient un énorme enjeu politique et économique. Le message que nous devions faire passer à travers nos photos et nos films était : «Regardez les horribles Nigérians tuer les Igbo, peuple digne et intelligent, et comment ils font crever de faim les populations sans leur donner leur indépendance».
Plus largement, les images du conflit façonnent le regard occidental sur le continent africain. "En renvoyant une image misérabiliste du continent africain, elles ont nourri pendant des décennies un imaginaire collectif où l'Afrique est assimilée aux guerres, aux famines et à l’instabilité politique
", conclut l'article du Monde.
Le quotidien raconte également le rôle du magazine Elle. Dans l'édition du 26 janvier 1970, Jean Duché publie un appel à l'aide : "Essayez d'imaginer des enfants décharnés qui errent dans la campagne en quête de quelque nourriture et imaginez que des adultes affamés la leur disputent. Je n’appelle pas votre pitié sur tous les enfants qui ont faim mais seulement sur les orphelins, qui ne sont que 10 000… Ce n’est pas moi qui vous remercierai mais le regard d’un enfant sauvé par vous". Le Monde raconte l'impact concret de cet édito sur une enfant (supposée orpheline) de l'époque : Regina Ubanatu. Elle a 3 ans en 1970. Elle raconte avoir perdu l'usage de ses jambes à cause de la malnutrition et avoir été évacuée au Gabon puis envoyée en France, grâce au parrainage d'une femme touchée par l'appel de Elle, qui décide de devenir famille d'accueil. Finalement, à douze ans ans, Regina Ubanatu découvre que sa famille est vivante. Elle retourne dans son pays natal. Elle vit aujourd'hui à Paris, et a raconté son parcours dans le livre Princesse blessée paru en 2019.
Biais pro-indépendance
Il est un travail réflexif que la série d'articles ne fait pas avec autant de détails : interroger les archives du journal le Monde à l'époque du conflit. La recherche vaut pourtant le détour. Comme le reste de la presse française, le journal
tend à présenter le conflit sous un angle pro-indépendantiste. Au cours des trois années de guerre, Le Monde
évoque le Biafra dans plus de 1200 articles. Un grand nombre d'entre eux insistent sur le blocus instauré par le Nigéria et appuient les appels à l'aide des organisations humanitaires et des mobilisations en faveur du Biafra.
La première mention des tensions entre le Biafra et le Nigéria est rapportée par le journal le 3 mai 1967. En cette première année de guerre, la majorité des articles se concentrent sur les combats et les aspects diplomatiques autour de la neutralité ou de l'interventionnisme des autres pays. La question du sort des civils n'apparaît qu'après six mois, en décembre 1967. Dedans, est lâché le chiffre de 100 000 morts.
Au début de l'année 1968, les titres du Monde
reflètent une orientation progressive en faveur du Biafra. Illustration, avec ce papier du 31 janvier 1968 écrit par l'envoyé spécial du journal, Philippe Decraene. Son titre : "Le Gouvernement séparatiste du Biafra continue d'opposer une résistance opiniâtre aux troupes fédérales". L'article vante la résistance biafraise et critique la non-réaction de l'opinion mondiale, "lente à s'émouvoir". Heureusement, souligne encore le papier, des "missionnaires, catholiques aux États-Unis, protestants en Grande-Bretagne, ont entrepris des campagnes destinées à faire connaître auprès de l'opinion de leur pays le caractère atroce de la guerre civile du Nigéria
". La question de la famine et des réfugiés émerge progressivement, via les alertes de la Croix-Rouge, au cours de l'année 1968. C'est là qu'apparaît un terme, jusqu'ici absent de la couverture médiatique : celui de "génocide".
"Génocide" : mot choisi par les services secrets
Le terme apparaît pour la première fois dans le Monde en juillet 1968, sous la plume de l'écrivain Jacques Madaule. "Voici quelques mois, un reportage poignant sur les malheurs du Biafra ou plutôt, car il faut enfin appeler les choses par leur nom, sur le génocide qui s'y perpètre. On a beaucoup usé et abusé de ce terme de génocide, mais je crains qu'il ne s'applique très exactement à ce qui se passe au pays des Ibos
". Les accusations de génocide reviennent régulièrement, même en titre. "Le plus affreux génocide qui ait été perpétré depuis la deuxième guerre mondiale se poursuit. Et cette fois tout le monde le sait ; mais la plupart des gouvernements ne font rien, quand ils ne continuent pas, comme c'est le cas, toute considération idéologique ou humanitaire mise à part, de la Grande-Bretagne et de l'U.R.S.S., de livrer des armes au gouvernement fédéral de Lagos, qui en est responsable".
L'accusation prend de l'ampleur et amène le Nigéria à faire constater la situation à plusieurs observateurs de l'ONU en janvier 1969. Mais le terme de "génocide" continue d'apparaître dans la presse. Comme dans une tribune de médecins et journalistes dont Bernard Kouchner. L'expression se révèle en fait être un élément de langage suggéré par... les services de renseignements. Et plus précisément le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage). C'est ce que révèle le Colonel Maurice Robert dans un livre d'entretien paru en 1980. "Nous voulions un mot choc pour sensibiliser l'opinion. Nous aurions pu retenir celui de massacre, ou d'écrasement, mais génocide nous a paru plus « parlant ». Nous avons communiqué à la presse des renseignements précis sur les pertes biafraises et avons fait en sorte qu'elle reprenne rapidement l'expression « génocide ». Le Monde a été le premier, les autres ont suivi".
La position de la presse n'est pas sans conséquence. Dans son ouvrage La Françafrique, paru en 2003, l'essayiste et économiste François-Xavier Verschave estime que les mercenaires au Biafra, par leur action, ont prolongé le conflits de plus de 30 mois, provoquant 1 millions de victimes supplémentaires.
Dans son étude "L'image télévisuelle comme arme de guerre. Exemple de la guerre du Biafra, 1967-1970", la chercheuse Barbara Jung confirme : "Les Biafrais furent extrêmement présents dans les médias français au cours de la guerre civile qui ébranla le Nigeria de 1967 à 1970. Alors que le gouvernement fédéral fut peu représenté et se montra hostile aux journalistes, les dirigeants biafrais se sont servis de la presse comme d’une tribune pour véhiculer leur propagande de guerre." Plus loin : "La couverture de la guerre du Biafra a bien joué un rôle dans le conflit, les bases de l'humanitaire moderne ont été jetées et une nouvelle représentation de la victime de guerre est née à la télévision
". Et avec elle, une nouvelle représentation du rôle de l'Occident - et ses white saviors ? - sur le continent africain.
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