Cessez-le-feu à Gaza : toutes les chaînes info ne se valent pas
BFMTV donne une leçon de journalisme à LCI et (surtout) à CNews
"J'ai vu le chaos, la destruction totale, j'ai vu l'anéantissement d'une population, j'ai vu vraiment des choses que je n'avais jamais vues depuis 20 ans que je travaille pour Médecins sans frontières. Je n'ai jamais vu un tel niveau de destruction et de déshumanisation d'une population." Le constat est posé au soir du mercredi 16 janvier par Caroline Seguin, responsable des opérations de MSF à Gaza – elle vient d'y passer deux mois – à l'antenne de BFMTV. Elle n'est pas contredite en plateau. "Gaza est un champ de ruines quasiment intégralement détruit", affirmait quelques minutes plus tôt le journaliste Benjamin Duhamel. "Il faut parler des civils gazaouis qui ont subi de plein fouet la riposte israélienne", enjoignait au même moment Benjamin Petrover, le journaliste du bureau parisien de la chaîne d'info israélienne i24news (peu susceptible de sympathies palestiniennes).
"Pour ces Palestiniens et ces jeunes en particulier, qui étaient finalement soumis aux bombardements et qui étaient condamnés à bouger, à se déplacer selon les ordres de l'armée israélienne, qui se retrouvaient sans maison et qui étaient la plupart du temps dans des camps de réfugiés qui avaient été aménagés autant que faire se peut, évidemment cet accord est important", analysait encore avant l'éditorialiste ès-politique étrangère de la chaîne, Ulysse Gosset. La chaîne d'information ne va pas jusqu'à rappeler les innombrables crimes de guerre de l'armée israélienne, mais en ce soir d'annonce de cessez-le-feu imminent – malgré le redoublement des bombardements israéliens dans la nuit, et l'assassinat d'un énième journaliste palestinien –, la réalité palestinienne a au moins fait surface sur le plateau de BFMTV. Qui diffuse aussi des images en direct de la bande de Gaza, images qu'il fallait jusque-là regarder sur Al Jazeera.
Moins de spécialistes, plus de toutologues
Au même moment, la réalité gazaouie depuis 15 mois émerge aussi sur le plateau de David Pujadas pour qui regardait LCI à 18 h. "Soulagement des Gazaouis qui vivent dans une bande de Gaza absolument dévastée, qui vivent dans des conditions absolument épouvantables, rapporte la journaliste de la chaîne Gwendoline Debono. "Il n'y a qu'une chose qui compte ces derniers jours pour les Gazaouis, c'est le cessez-le-feu pour pouvoir souffler un peu, pour pouvoir respirer, pour pouvoir, pour beaucoup d'entre eux parce que ça fera partie des conditions, retourner dans leur maison." Même si la chaîne ne va pas jusqu'à permettre l'expression d'observateurs présents à Gaza – tels que l'intervenante de MSF ou le journaliste gazaoui Rami Abu Jamous reçu par France 24 – et que David Pujadas a beau tenter des incursions vers la propagande israélienne, ses invités le ramènent au journalisme.
Comment expliquer le ratio de 30 à 50 "prisonniers palestiniens" (notez le terme, on en reparle) ? "Ça a toujours existé, les Israéliens considèrent que la vie d'un Israélien vaut celle d'une centaine, ou d'une trentaine en l'occurrence, de Palestiniens", répond le journaliste militaire de l'Opinion, Jean-Dominique Merchet. Le Hamas a pu reconstituer ses troupes ? "On peut dire qu'Israël, par ses bombardements massifs, a recréé des combattants du Hamas qui sortaient des ruines de leurs maisons", répond le politologue Dominique Moïsi. L'émission se dégrade sensiblement en deuxième heure, lorsque le plateau se vide des spécialistes et se remplit de ses habituel·les toutologues. Ainsi, plus personne n'est là face à David Pujadas affirmant "plus la situation est désespérée et plus le Hamas pourrait prospérer", par exemple pour ajouter que le désespoir des Gazaouis est ici intimement lié à la manière dont Israël a choisi de lui faire la guerre.
Le débat reste cependant vaguement en rapport avec les faits... qui ne semblent pas exister sur le plateau de CNews, du moins pas tant qu'ils diffèrent de la propagande militaro-politique israélienne. Ici, foin de "prisonniers palestiniens" libérés en échange des otages israélien·nes – dont deux Français, ce que toutes les chaînes info rappellent –, il n'est question toute la soirée que de "terroristes". Peu après 19 h, Laurence Ferrari "pense aux pertes palestiniennes et aussi aux soldats israéliens", permettant à l'autrice (et plagiaire) Rachel Khan de lancer, sans un mot pour les Gazaoui·es : "C'est très douloureux d'envoyer aussi ces enfants comme ça faire cette guerre alors que c'est un pays qui a toujours, justement, qui participe à la construction de nos humanités et de nos démocraties, et c'est ça qui est très injuste."
Le directeur d'Atlantico, Jean-Sébastien Ferjous, enchaîne immédiatement : "Moi je me souviens de cette phrase de Golda Meir qui disait : « Aussi longtemps que les Palestiniens, en tout cas ceux des Palestiniens militants, préféreront la mort à la vie»"...
"- De leurs enfants", coupe Laurence Ferrari.
"- «Voilà, faire mourir leurs enfants alors que nous préférons la vie». Et c'est exactement ce qui explique cette situation-là."
Cette citation (ici rendue de manière très approximative) circule dans l'espace public depuis des décennies, et en France en particulier depuis que le Conseil représentatif des institutions juives de France, le CRIF, l'a promue sur Twitter en 2018. Sauf qu'elle n'a vraisemblablement jamais été prononcée par la quatrième première ministre d'Israël, selon une longue enquête du quotidien Haaretz.
Absence de contradiction sur CNews
Après cette fausse citation, le directeur d'Atlantico évoque "des excès très probables de l'armée israélienne dans un certain nombre de circonstances à Gaza" – on aurait dit "crimes de guerre", mais soit –, et poursuit avec une diatribe contre La France insoumise accusée d'avoir "de la complaisance vis-à-vis de l'islamisme" pour oser s'émouvoir des morts gazaouies : "Ces gens oublient ce qui est le fondement même de la civilisation occidentale et de la démocratie libérale."
Sur ce plateau-là, personne n'est présent pour contredire Laurence Ferrari s'émouvant du "ratio terrible" de "30 terroristes palestiniens libérés pour un civil israélien". Au contraire, puisque Rachel Khan, après avoir estimé qu'on "veut nous manipuler sur une vie égale une vie", enchaîne immédiatement : "Alors qu'on le sait que le Hamas a aussi utilisé sa population en tant que bouclier humain." Chez CNews, les vies ne se valent pas, en effet, et surtout pas si vous avez le malheur d'être né·e dans la bande de Gaza.
De Laurence Ferrari, on passe à Christine Kelly. Et à Julien Bahloul, présenté comme "ancien porte-parole de Tsahal" sur les plateaux depuis qu'Arrêt sur images a pointé qu'il n'était pas qu'un simple "habitant de Tel-Aviv". Les faits restent en retrait, par exemple lorsqu'il affirme que "c'est le Hamas qui jusqu'à présent refusait tous les accords de cessez-le-feu" – c'est tout à fait faux). Retour aux responsables de La France insoumise qui "ont aussi dans leur fondement la haine de la plutocratie internationale qu'ils associent consciemment ou non aux juifs, et ils ont aussi la haine d'Israël puisqu'ils pensent qu'une partie de leur électorat déteste Israël", assure Arno Klarsfeld. La première mention positive pour les Gazaoui·es arrive enfin... dans la bouche de Joe Biden plutôt que sur le plateau.
La seconde vient de Pascal Praud – "Il faut avoir une pensée pour tous les Gazaouis aussi, qui vont sortir de cet enfer" – qui prend le relais de Christine Kelly. La troisième, plus de deux heures après l'annonce de cessez-le-feu, est à l'initiative de Véronique Jacquier, chroniqueuse de la très catholique émission, En Quête d'Esprit. "Il y a une catastrophe humanitaire sans nom, toutes les infrastructures sont par terre, il n'y a plus d'eau, il n'y a plus d'électricité." L'occasion de lancer le débat ? Que nenni : elle est coupée par l'ex-chef du service international de LCI, Vincent Hervouët, qui ironise sur la possible reconstruction de l'aéroport par l'Union européenne, et passe à autre chose.
Quelques minutes plus tard, Arno Klarsfeld revient sur les morts à Gaza, espérant que comme "dans la population civile allemande [en 1945] ils ont considéré qu'ils ont été libérés du nazisme, il faut espérer que les Gazaouis estimeront qu'ils ont été libérés du Hamas". À cette heure, le "bébé Praud", Gauthier Le Bret, a remplacé son mentor. Pendant 20 minutes, il s'étonne (et pose la question plusieurs fois à chaque intervenant du plateau) qu'Emmanuel Macron puisse évoquer "le calvaire" des Gazaoui·es à travers sa première déclaration publique concernant le cessez-le-feu. "Face à 600 000 compatriotes juifs en France, il préfère aussi une population de six millions de musulmans en France", assène le fondateur du média d'extrême droite Livre Noir – devenu Frontières pour effacer la mauvaise image du premier – Érik Tegnér. "Compatriotes" ou "population", l'ancien communicant politique choisit ses mots. Conclusion de la soirée ? Si ASI ne se prive pas de chroniquer l'insuffisance médiatique généralisé concernant le sort des Gazaoui·es, toutes les chaînes info ne se valent pas pour autant.
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