Le jour où j'ai appris que j'étais punk
Obsessions
Obsessions
chronique

Le jour où j'ai appris que j'étais punk

Entre Guillaume Erner et moi, c'est décidément une interminable conversation sur l'aveuglement. En 2018, le présentateur des Matins de France Culture m'avait invité à deux reprises à propos d'un livre Berlin 1933, qui traitait de  l'aveuglement de la presse occidentale face au nazisme. Et voici qu'un extrait de notre dernier numéro de Je vous ai laissé parler, dans lequel je l'ai à mon tour invité pour confronter nos obsessions, semble résumer l'aveuglement des élites médiatiques françaises face à la résurgence du nazisme là où on l'attendait le moins : dans la démocratie américaine.

Le buzz provoqué par cet extrait tout au long du week-end dernier est pour une part disproportionné. A tout billettiste quotidien (j'en sais quelque chose) il peut arriver d'être moins inspiré certains matins que d'autres, et de choisir, faute "d'angle" original, le pas de côté plutôt que le sujet majeur du jour. Guillaume Erner n'a sans doute pas voulu occulter le salut nazi de Musk.

Mais c'est le propre de l'arrêt sur image : tout fortuit qu'il soit, un moment de télé fait parfois tilt parce qu'il rencontre, incarne et pose une image ou un mot sur un sentiment général diffus. En l'occurrence, depuis le 7-Octobre, ce sentiment, maintes fois documenté ici, que les médias audiovisuels français ont choisi leur camp -le camp israélien, et donc celui des Etats-Unis, décidément impossible à critiquer, contre toute évidence. Ironie : en niant sur notre plateau l'existence de ce "double standard", Erner, auteur d'un ouvrage titré Judéobsessions, l'incarne malgré lui. Imagine-t-on que l'animateur d'une radio publique aurait pu demeurer un seul jour en poste, après avoir publié un livre titré Islamobsessions ? On entend d'ici les hurlements à l'apocalypse chez Pascal Praud, la solennelle émotion de Rachida Dati, et on imagine l'exclusion tout aussi solennelle de l'infâme sarrazin (cf le sort du malheureux humoriste Merwan Benlazar).

En l'occurence, le "franchement non" de Erner fait étrangement écho au salut nazi de Musk. Quelles que soient les intentions profondes, là encore, de "l'homme le plus riche du monde" (premier, second, troisième degré ?) son salut devient nazi du seul fait que la planète entière est tentée, dans le contexte de xénophobie et de coup d'Etat rampant des premiers jours de Trump, de le prendre pour un salut nazi. C'est la réception massive du geste, qui devient elle-même performative.

A titre personnel, un autre moment de l'émission m'a marqué. Le moment où "le premier schneidermannologue de France" avoue benoîtement que oui, son objet d'étude favori est personnellement indésirable sur les ondes de la radio nationale, pour cause d'entorse à la sacro-sainte confraternité (à partir de 8'55''). Erner :  "Vous êtes une sorte de caractériel du journalisme. Je rêve de faire un A voix nue avec Schneidermann, mais comme tous les trois mois Schneidermann fait un papier assassin sur France Culture, évidemment on ne va pas inviter quelqu'un qui vient de vous défoncer le pied".

Sur le moment, j'en suis resté naïvement sidéré.  Si j'ai pris depuis trente ans mon parti de mon bannissement -et de l'invisibilité d'Arrêt sur images en général- sur les ondes privées, j'avoue que je croyais encore -ou me forçais à croire- que le service public, lui, n'avait d'autre boussole que l'intérêt des auditeurs et des téléspectateurs. Tout me signifie pourtant ce bannissement, jusqu'à ces derniers jours, pour Le charlisme. "Il est parti chez les punks, il n'y a pas de billet de retour" a répondu en substance à mon attachée de presse le programmateur d'une émission du service public.

Naïf que j'étais, qui refusais de voir que ça marche comme ça. Il faut écouter, dans l'émission, Erner me rappeler l'arrêt de bannissement, avec ces "évidemment" qui signifient "ne joue pas au naïf, nous le savons tous les deux". Depuis toujours, ce sourire entendu, qui enrôle l'autre dans l'inavouable connivence, est mon ennemi intime. A sa manière, comme le geste de Musk ou le "moment franchement non de Erner" cet aveu-là "fait système", lui aussi. Au-delà de l'anecdote (un journaliste au mauvais caractère qui n'a jamais été reçu dans une émission de la radio publique, ce n'est pas la censure du siècle) il résume le refus structurel par le système médiatique de toute critique interne, et de toute opinion dissonante.

Depuis toujours, je refuse de voir et d'entendre les évidences qui ne prennent même pas la peine de se formuler avec des mots. Ce refus est-il une protection ? Une faiblesse ? Une inaptitude, en tous cas, à respecter cette règle du jeu du sous-entendu et du demi-mot, que pratiquent si bien les habiles de tous les milieux et de toutes les époques, et qui régit les rapports de pouvoir dans les anciens médias, pourris par leur rapport de dépendance non assumée à leur propriétaire, qu'il soit privé ou public. Chacun ses aveuglements. De mon côté, celui-ci est dissipé.

PS : si les radios et télés conventionnées par l'ARCOM n'ont pas voulu entendre parler du Charlisme, en revanche les télés indépendantes y ont été attentives. J'ai été invité sur les plateaux de A l'air libre (Mediapart), de L'oeil de Moumou sur Le Média, du podcast Comprendre le monde, du géopoliticien Pascal Boniface, de la chaîne Twitch de Wissam Xelka (découverte à cette occasion). Outre des interviews pour les sites de Télérama et de L'Obs, Le charlisme a bénéficié de critiques, substantielles mais sans complaisance, dans Le Monde et dans Marianne

Et j'ai même décroché une interview dans Le Point. Certes le journaliste qui l'avait sollicitée y est venu accompagné d'une consoeur ultra-médiatisée dont la présence ne m'avait pas été annoncée, entorse aux règles de la profession, et que j'ai dû rappeler -ma réputation de caractériel ne va pas s'arranger- mais cela ne retire rien à l'audace de la démarche.


Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

Partager cet article Commenter

 

Cet article est libre d’accès
En vous abonnant, vous contribuez
à une information sur les médias
indépendante et sans pub.

Déjà abonné.e ?

Lire aussi

Voir aussi

Ne pas manquer

DÉCOUVRIR NOS FORMULES D'ABONNEMENT SANS ENGAGEMENT

(Conditions générales d'utilisation et de vente)
Pourquoi s'abonner ?
  • Accès illimité à tous nos articles, chroniques et émissions
  • Téléchargement des émissions en MP3 ou MP4
  • Partage d'un contenu à ses proches gratuitement chaque semaine
  • Vote pour choisir les contenus en accès gratuit chaque jeudi
  • Sans engagement
Devenir
Asinaute

5 € / mois
ou 50 € / an

Je m'abonne
Asinaute
Généreux

10 € / mois
ou 100 € / an

Je m'abonne
Asinaute
en galère

2 € / mois
ou 22 € / an

Je m'abonne
Abonnement
« cadeau »


50 € / an

J'offre ASI

Professionnels et collectivités, retrouvez vos offres dédiées ici

Abonnez-vous

En vous abonnant, vous contribuez à une information sur les médias indépendante et sans pub.