Tsahal et la Wehrmacht : mêmes mécanismes ? (Historien israélien)
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Tsahal et la Wehrmacht : mêmes mécanismes ? (Historien israélien)

Encore un texte sur  Gaza. Tout aussi essentiel, et complémentaire de celui que je signalais dans mon dernier blog. Celui qui parle est cette fois un historien israélien, Omer Bartov, spécialiste de l'Armée du Troisième Reich, vivant aux Etats-Unis, et qui vient de séjourner deux semaines, pour raisons familiales, dans un Israël qu'il n'a pas reconnu. Et au terme duquel il conclut : "Israël se livre à des actes génocidaires".

Intérêt majeur de ce texte : l'auteur est à la fois historien, acteur (il a servi dans l'Armée israélienne au cours de la guerre du Kippour de 1973, à l'âge de 19 ans) et témoin, notamment lors de ce dernier séjour. Il devait y tenir une conférence dans une université. Elle a été perturbée par de jeunes manifestants militants d'extrême-droite, ex-soldats, "reflétant un sentiment bien plus répandu dans le pays", dit-il, avec lesquels il a tenté d'engager le dialogue. Mobilisant ses connaissances d'historien, ses souvenirs, et le récit de cette rencontre, il les amène à se compléter l'une l'autre, en une complémentarité qui me rappelle un autre texte, d'un autre historien / acteur / témoin : le témoignage de Marc Bloch sur la débâcle de 40, L'Etrange défaite. J'y ai immédiatement pensé.

Il serait trop long d'énumérer tous les aspects de ce "long read" du Guardian (l'option traduction est disponible sur Chrome). J'en livre ici ce que j'en retiens.

L'acteur. Racontant son expérience militaire en Israël, Bartov raconte aussi un étonnant échange de correspondances avec Yitzhak Rabin, ministre de la Défense, le Rabin d'avant les Accords d'Oslo, qui avait ordonné à l'armée de "casser les bras et les jambes" des adolescents participants à la première Intifada. Je vous laisse la découvrir.

L'historien. A propos de la Wehrmacht, se fondant à la fois sur son expérience militaire israélienne et sur les archives allemandes, Bartov a suivi son obsession à lui : "qu'est-ce qui motive les soldats à se battre ?". Contre l'opinion commune selon laquelle l'armée régulière allemande aurait mené une guerre "décente" à la différence de la Gestapo et des SS, son travail d'historien l'amène à conclure à quel point elle était conditionnée et nazifiée.

"Même avant leur enrôlement, les jeunes Allemands avaient intériorisé les éléments fondamentaux de l’idéologie nazie, en particulier l’idée que les masses slaves sous-humaines, dirigées par des Juifs bolcheviques insidieux, menaçaient l’Allemagne et le  monde civilisé de destruction, et que l’Allemagne avait donc le droit et le devoir de décimer ou d’asservir la population de cette région. Cette vision du monde a ensuite été inculquée aux troupes".

A propos de l'animalisation de l'ennemi, après avoir énuméré les nombreuses déclarations génocidaires de responsables israéliens, sur le mode "animaux humains", il cite cet extrait de lettre d'un sous-officier allemand, sur le front de l'Est en 1941 : "Le peuple allemand a une grande dette envers notre Führer, car si ces bêtes, qui sont nos ennemis ici, étaient venues en Allemagne, de tels meurtres auraient eu lieu que le monde n’a jamais vu auparavant…"

Dans la psychologie des soldats allemands comme dans celle des Israéliens rencontrés en 2024, il décèle un point commun : le sentiment de trahison : "Les jeunes hommes et femmes avec qui j’ai discuté ce jour-là étaient remplis de colère, parce que, je pense, ils se sentaient trahis par tout le monde autour d’eux. Trahis par les médias, qu’ils percevaient comme trop critiques, par les hauts gradés qu’ils jugeaient trop indulgents envers les Palestiniens, par les politiciens qui n’avaient pas réussi à empêcher le fiasco du 7 octobre, par l’incapacité de Tsahal à obtenir une « victoire totale », par les intellectuels et les gauchistes qui les critiquaient injustement, par le gouvernement américain qui ne livrait pas assez de munitions assez rapidement, et par tous ces politiciens européens hypocrites et ces étudiants antisémites qui protestaient contre leurs actions à Gaza. Ils semblaient effrayés, peu sûrs d’eux et confus, et certains souffraient probablement aussi de syndrome de stress post-traumatique".

"Je leur ai raconté comment, en 1930, les étudiants de l’époque se sentaient trahis par la défaite de la Première Guerre mondiale, par la perte d’opportunités due à la crise économique et par la perte de territoire et de prestige suite au traité de paix humiliant de Versailles. Ils voulaient rendre à l’Allemagne sa grandeur et Hitler semblait capable de tenir cette promesse. Finalement, le pays fut complètement détruit". 

Et encore, cette certitude allemande de se battre le dos au mur -"Plus ils semaient la destruction, plus les troupes allemandes craignaient la vengeance à laquelle elles pourraient s’attendre si leurs ennemis l’emportaient"- à laquelle fait "écho un discours de Moshe Dayan, ministre de la Défense, en 1956 : "au-delà du sillon de la frontière, un océan de haine et de soif de vengeance s’élève, attendant le moment où le calme émoussera notre volonté, le jour où nous écouterons les ambassadeurs de l’hypocrisie conspiratrice, qui nous appellent à déposer les armes…" "Le sentiment qui prévaut aujourd’hui en Israël conclut-il, menace de la même manière de faire de la guerre sa propre fin. Selon cette vision, la politique est un obstacle à la réalisation des objectifs plutôt qu’un moyen de limiter la destruction.

Le témoin. "En rencontrant mes amis en Israël cette fois-ci, raconte encore Bartov,  j’ai souvent eu l’impression qu’ils avaient peur que je vienne perturber leur chagrin et que, vivant à l’étranger, je ne pouvais pas saisir leur douleur, leur anxiété, leur désarroi et leur impuissance. Toute suggestion selon laquelle vivre dans ce pays les aurait rendus insensibles à la douleur des autres – une douleur qui, après tout, était infligée en leur nom – n’a produit qu’un mur de silence, un repli sur eux-mêmes ou un changement rapide de sujet. L’impression que j’ai eue était la même : nous n’avons pas de place dans nos cœurs, nous n’avons pas de place dans nos pensées, nous ne voulons pas parler ou voir ce que font nos propres soldats, nos enfants ou petits-enfants, nos frères et sœurs en ce moment à Gaza. Nous devons nous concentrer sur nous-mêmes, sur notre traumatisme, notre peur et notre colère".

Et ici encore, lors de la rencontre de l'Université, le témoin retrouve l'historien. "Contrairement à la majorité des Israéliens, ces jeunes avaient vu de leurs propres yeux la destruction de Gaza. Il me semblait qu’ils avaient non seulement intériorisé une vision particulière devenue courante en Israël – à savoir que la destruction de Gaza en tant que telle était une réponse légitime au 7 octobre – mais qu’ils avaient aussi développé une façon de penser que j’avais observée il y a de nombreuses années en étudiant le comportement, la vision du monde et la perception d’eux-mêmes des soldats de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Ayant intériorisé certaines visions de l’ennemi – les Bolcheviks comme des Untermenschen , le Hamas comme des animaux humains – et de la population en général comme des êtres inférieurs et indignes de droits, les soldats qui observent ou commettent des atrocités ont tendance à les attribuer non pas à leur propre armée, ni à eux-mêmes, mais à l’ennemi".

"Des milliers d'enfants ont été tués ? C'est la faute de l'ennemi. Nos propres enfants ont été tués ? C'est certainement la faute de l'ennemi. Si le Hamas commet un massacre dans un kibboutz, ce sont des nazis. Si nous larguons des bombes de 900 kilos sur des abris de réfugiés et tuons des centaines de civils, c'est la faute du Hamas qui se cache à proximité de ces abris. Après ce qu'ils nous ont fait, nous n'avons d'autre choix que de les exterminer. Après ce que nous leur avons fait, nous ne pouvons qu'imaginer ce qu'ils nous feraient si nous ne les détruisions pas. Nous n'avons tout simplement pas le choix.

Si le journaliste palestinien Rabil Abou Jamous se garde bien de prononcer le mot génocide, se contentant de raconter son vécu au plus près des faits, l'historien israélien, lui, se sent autorisé à jeter son poids dans la controverse.

"Le 10 novembre 2023, j’écrivais dans le New York Times : « En tant qu’historien du génocide, je pense qu’il n’y a aucune preuve qu’un génocide soit actuellement en cours à Gaza, même s’il est très probable que des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, soient commis. […] L’histoire nous a appris qu’il est crucial d’avertir du risque de génocide avant qu’il ne se produise, plutôt que de le condamner tardivement après qu’il ait eu lieu. Je pense que nous avons encore le temps. »

"Je ne le crois plus. Lorsque je suis arrivé en Israël, j’étais convaincu qu’au moins depuis l’attaque de l’armée israélienne contre Rafah le 6 mai 2024, il n’était plus possible de nier qu’Israël se livrait à des crimes de guerre systématiques, à des crimes contre l’humanité et à des actes génocidaires. Cette attaque contre la dernière concentration de Gazaouis – la plupart d’entre eux ayant déjà été déplacés à plusieurs reprises par l’armée israélienne, qui les a à nouveau poussés vers une zone dite sûre – démontrait non seulement un mépris total des normes humanitaires, mais aussi que le but ultime de toute cette entreprise, depuis le tout début, était de rendre toute la bande de Gaza inhabitable et d’affaiblir sa population à un tel point qu’elle s’éteindrait ou chercherait toutes les options possibles pour fuir le territoire"



Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

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