Gaza : le génocide, aussi dans les têtes
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Gaza : le génocide, aussi dans les têtes

Dans le déferlement estival ininterrompu d’informations et d'images atroces en provenance de Gaza, surnage un texte, hors du commun. Son auteur est un journaliste palestinien francophone, Ramil Abou Jamous, qui tient son journal depuis quelques mois sur le site indépendant Orient XXI.

Encore des atrocités, après les viols de détenus palestiniens, après l'histoire, racontée sur France 2, de ce jeune père dont les deux nouveau-nés sont morts bombardés alors qu'il allait déclarer leur naissance  ? Dépêchons-nous de zapper, pour profiter de ce qui reste d'été !

Eh bien non, justement.

A la différence des images de corps déchiquetés, carbonisés, pulvérisés pour le plaisir par une troupe de barbares, que -j'avoue- je n’ai plus la force de regarder, à la différence des indignations lapidaires des réseaux sociaux, des lâches condamnations politiques sans lendemain, ce récit, d'abord, entre dans la logique de l'armée israélienne.

Vous avez bien lu.

A la différence de la dépêche d'agence indiquant factuellement que 40, 50, 100 Palestiniens ont été tués dans un bombardement d’école, le texte de Ramil Abou Jamous rappelle d'abord les raisons -car il y en a- pour lesquelles Israël bombarde des écoles.

“Les Israéliens bombardent les camps de déplacés sous le prétexte que sous telle tente, il y avait un gars du Hamas ; pas forcément un combattant, juste un membre du Hamas, ou même quelqu’un qui n’est pas Hamas, mais qui est fonctionnaire du gouvernement de Gaza, ou un policier. N’importe quel rapport avec le Hamas fait de toi une cible.”

Ramil Abou Jamous pourrait donc nous porter à une certaine compréhension pour les implacables représailles israéliennes après le massacre du 7 octobre.

Or c'est tout le contraire. Parce qu'il se place aussi à hauteur de bombardé potentiel palestinien "normal", qui a des voisins, des amis, une famille, et qu'on somme d'y renoncer, et plus largement de renoncer à toute existence normale, en le plongeant dans une néo-normalité sans normes, en le privant de tous ses repères (le jour, la nuit, hier, demain, ma rue, ma ville, mon foyer, ma chambre, mon travail, mes collègues ).

Plus rien n’est normal. Les déplacements font partie de cette déstabilisation psychologique. Ils font perdre la notion de « chez soi ». Même si on est sous une tente, on peut considérer que c’est chez soi. Mais en fait non, car sur un petit texto, un post sur Facebook du « coordinateur », des milliers de personnes se déplacent en même temps dans la même direction : c’est cela perdre le sens de la normalité. Tu es devenu un nomade à répétition. Tu n’as plus le sentiment d’appartenir à un lieu, même sous une tente. C’est le même principe que la technique employée dans les prisons israéliennes : quand un détenu est placé dans une cellule individuelle, il y a toujours un soldat à côté de lui au moment des repas. Le prisonnier commence à manger, et brusquement, le soldat lui arrache son assiette et balance tout le contenu par terre. Il le fait deux, trois, cinq jours de suite. Et le jour où le soldat n’est pas là, le prisonnier a peur de le voir surgir au moment des repas, il pense que n’importe comment, son assiette va être balancée. Il mange, mais il a peur de manger, il a perdu l’idée d’un repas normal.”

littérature concentrationnaire

L'auteur l’a-t-il recherché ? Quiconque est familier de la littérature concentrationnaire ne peut pas, épouvanté, ne pas reconnaître immédiatement l'univers du camp d’extermination nazi, du lager, du Hier ist kein warum.

Je pense bien sûr à Primo Levi (Si c’est un homme, 1947) mais aussi, moins connu, au critique littéraire Jean Améry, celui peut-être qui, dans Par delà le crime et le châtiment, (1966), en étudiant sur lui-même le statut de l’intellectuel à Auschwitz, a poussé le plus loin l'observation sur l'extermination, non seulement par la chambre à gaz ou les balles, mais par la suppression des repères, biographiques, géographiques, familiaux, ou simplement logiques.

“Il fallait toujours être rasé de près, mais il était strictement interdit de posséder un rasoir, raconte Améry, et la visite chez le barbier n’avait lieu que tous les quinze jours. Il fallait être fort, mais on était systématiquement affaibli. Quand on entrait dans le camp on nous dépossédait de tout, mais par la suite on devenait l’objet de la risée des voleurs parce qu’on n’avait plus rien.”

Le résultat, c’est la destruction de la dignité par la peur et la méfiance. Améry : “Qu'à Auschwitz nous ne soyons pas devenus meilleurs, plus humains plus altruistes et moralement plus mûrs, cela va sans dire”.

Jamous : Quand les gens, sommés de se déplacer une nouvelle fois, cherchent un endroit où planter leur tente, ils commencent par se renseigner sur leurs éventuels voisins : c’est qui ? Vous le connaissez ? Si tu as un ami qui est membre du Hamas, tu l’évites parce qu’il est une cible, et que tu seras tué dans le même bombardement. Ton père est Hamas, tu es une cible. Ton cousin est Hamas, tu es une cible. Ton professeur ou ton voisin est Hamas, tu es une cible. Cela devient une obsession".

Et encore, à propos de la résignation à la mort, Jamous : “Ce n’est pas une vie, c’est la mort. On est en train de vivre, mais on est déjà mort parce qu’on sait qu’à chaque instant, on peut être pris pour cible. Je sais que je me sens mort, mais je suis en train de vivre parce que physiquement je ne suis pas arrivé à mourir, mais le cerveau est mort”.

Améry : “Ce qui préoccupait, ce n’était pas la mort, mais la manière de mourir. On parlait par exemple d’un SS qui avait éventré un détenu et rempli son ventre de sable. On spéculait sur les souffrances causées par l’injection de phénol. Valait-il mieux recevoir un coup sur le crâne ou mourir lentement d'inanition à l’infirmerie ?”

Le débat juridique sur la qualification de génocide des représailles israéliennes à Gaza s’est jusqu’ici concentré sur la destruction physique des Gazaouis, par les bombardements, la maladie ou la famine. Jamous élargit la question à la destruction psychologique. Elle est tout aussi digne d’intérêt.

Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

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