"Antisémitisme" : le coup de gong de Blanche Gardin
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"Antisémitisme" : le coup de gong de Blanche Gardin

Et un "antisémite" de plus. "Antisémite" entre guillemets, notez bien. Pour avoir déclaré : "les athlètes israéliens ne sont pas les bienvenus aux JO", et ajouté "je souhaite des poursuites contre les Franco-israéliens qui ont complices de crimes de guerre", le député LFI Thomas Portes a été la cible d'une salve d'accusations d'antisémitisme, en provenance du gouvernement démissionnaire, de la droite, de l'extrême-droite, du PCF, et bien entendu du CRIF et de la LICRA (qui a annoncé son intention de porter plainte). 

Qu'importe si mentionner "les athlètes israéliens" n'est pas mentionner les Juifs en général. Qu'importe si le Quai d'Orsay lui-même a rappelé en mars dernier que la Justice française était compétente "pour connaître des crimes commis par des ressortissants français à l'étranger", alors qu'une première enquête était ouverte contre un militaire franco-israélien accusé de tortures. L'accusation d'antisémitisme ne fait pas le détail. Et il ne faut pas compter sur les intervieweurs des chaînes d'info pour ces rappels factuels élémentaires (voir cette interview de Gabina Elvaz, vice-présidente de la LICRA, sur BFM).

Critiquer publiquement Israël depuis le 7 octobre, ses dirigeants ouvertement génocidaires, son armée, ses soutiens internationaux, c'est s'exposer automatiquement à un procès politico-médiatique d'antisémitisme. "Antisémites", selon le gouvernement israélien, la Cour Pénale Internationale, la Cour Internationale de Justice, l'UNRWA, l'ONU elle-même. Un procès dans lequel toute argumentation juridique ou politique sont d'avance inaudibles. Je n'insiste pas. La chose est régulièrement documentée ici-même.

coup d'arrêt ?

Pourtant, un coup d'arrêt a peut-être été marqué. Discrètement, sans faire encore effraction dans la conversation médiatique mainstream, mais particulièrement efficace. L'autrice de cette intervention n'est ni élue, ni journaliste, ni écrivaine. C'est l'humoriste Blanche Gardin. L'affaire reste encore semi-souterraine, tout le monde ayant la tête ailleurs, mais ce n'est sans doute que partie remise pour s'épanouir en panique morale confuse, dans laquelle la plupart des participants n'auront pas vu les objets sur lesquels ils s'écharperont. Je vous les résume, pour que vous ne restiez pas idiots quand on vous en parlera sur la plage.

À l'origine, donc, un sketch de Blanche Gardin, humoriste, et de son collègue humoriste Aymeric Lompret, un sketch de sept minutes, interprété le 1er juillet dans le théâtre parisien de La Cigale (après un refus du théâtre du Châtelet sur pression de la Mairie de Paris), dans le cadre d'une soirée Intitulée Voices for Gaza, organisée par le collectif La culture pour un cessez-le-feu. La recette doit en être versée à l'ONG Medical Aid for Palestinians. Au programme, un casting de luxe, dont les chanteuses Angèle, Zaho de Sagazan, Pomme et les deux humoristes, donc, Gardin et Lompret (fraichement démissionnaire de France Inter, en solidarité avec Guillaume Meurice). 

Ce sketch, le voici. Regardez-le en version intégrale. Ces sept minutes seront bien employées.

 On l'aura compris : à travers cette réunion bouffonne "d'antisémites anonymes", sur le mode des alcooliques anonymes, le duo dénonce les accusations  lancées en mode bâillon contre ceux qui, d'une manière ou d'une autre, soutiennent la cause palestinienne, ou réclament un cessez-le-feu à Gaza, ou des poursuites contre les criminels de guerre. C'est culotté. Plus culotté même que le "nazi sans prépuce" de Guillaume Meurice. Car ce n'est pas une simple blague en passant, c'est ajusté au millimètre, au service d'un propos sans ambiguïté, et dont Blanche Gardin est familière : elle a posté sur son facebook l'extrait d'un débat sur le sujet entre Alain Badiou et Alain Finkielkraut.

prudence du showbiz

Si ce sketch peut être ressenti comme violent, c'est que depuis le 7-Octobre, aucun artiste de premier plan n'avait osé s'attaquer aussi frontalement, par l'humour, à l'utilisation massive, notamment contre LFI, du rayon disqualifiant de l'antisémitisme.  D'une manière générale, le showbiz français est depuis octobre d'une prudence remarquable sur le sujet Gaza. Quiconque s'engage du côté d'Israël tremble de perdre une large partie de son public. Du côté palestinien, on redoute de se mettre en danger par rapport aux médias audiovisuels et de l'establishment culturel, globalement pro-israéliens.  Des deux côtés, c'est le shitstorm (en français, tempête de merde) assuré sur les réseaux sociaux. Tout à perdre. Et Blanche Gardin est une artiste "mainstream" : sa série La meilleure version de moi-même avait été produite par le Canal+ de Bolloré, raison pour laquelle d'ailleurs je l'avais ici même égratignée.

Ce sketch calibré au millimètre, on peut, en première écoute distraite, l'estimer "limite". Pourquoi ? Parce que de l'autre côté de cette mince limite, se trouve le sombre territoire de l'antisémitisme. Si Blanche Gardin, si peu que ce soit, niait, minorait, ou excusait les agressions antisémites en France, elle pourrait prêter le flanc au soupçon. Mais elle ne ne nie pas, ni ne minore, ni l'existence ni la recrudescence récente, attestée par les statistiques officielles, d'agressions antisémites en France. Elle parle d'autre chose. Seuls ne le comprendront pas ceux qui refusent de le comprendre. Et c'est peut-être cette précision au millimètre, qui contribue à la violence sourde que l'on ressent à l'écoute. Blanche Gardin, on l'aime bien. On tremble pour la funambule. Ouyouyouye, un faux mouvement, et elle tombe ! Mais elle ne tombe pas. Chapeau l'artiste.

Et puis, comme je l'ai écrit dans Libé, si violence il y a dans cette attaque frontale, cette violence "est à la mesure de la violence de l'accusation d'antisémitisme, qui s'abat en bourrasques, sans accalmies, sans discontinuer, du matin au soir, toutes chaines confondues, sur les défenseurs de la cause palestinienne, dans la bouche des politiques de la majorité sortante et de l'extrême droite, de tous les présentateurs et questionneurs, sur tous ceux qui osent prononcer le mot de génocide, et qui se voient effectivement accusés en boucle d'antisémitisme. Sans doute fallait-il frapper un grand coup de gong. C'est fait".

coup de gong

Un coup de gong. Voilà. Pour se faire de l'espace. Pour dissiper les miasmes qui engourdissent les esprits. Pour respirer un grand coup. Pour se rassurer soi-même : oui, on a le droit de dire, de crier, de hurler sans restrictions, son horreur des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, des tortures, commis par l'armée israélienne à Gaza en réplique au traumatisant massacre du 7-Octobre.

Pourtant, écoutant ce sketch, il n'était pas difficile d'anticiper la violence des réactions. Qui n'ont pas manqué.

D'abord, première à tirer, Ruth Elkrief sur LCI, qui se concentre sur l'attaque de Gardin contre Sophia Aram, qualifiée d'islamophobe dans le sketch, sans rien en retenir d'autre. La même Ruth Elkrief, de l'entretien amical avec Sarkozy sur Takieddine, dont les coulisses pleines de bisous ont récemment été révélées par Mediapart. Logiquement, Franc-tireur, le magazine de Caroline Fourest et Raphaël Enthoven, est lui aussi venu à la rescousse de l'amie Sophia Aram, accusant Blanche Gardin "atteinte de dieudonnite", de "tirer dans le dos des partisans de l'universalisme et de la laïcité".

l'ombre de dieudonné

Ensuite, tout aussi logiquement, riposte de Sophia Aram elle-même, dans sa chronique du Parisien, et sur son compte X, où l'humoriste de France Inter a posté un montage cherchant des similitudes de formulations entre la prestation de Gardin et un ancien sketch de Dieudonné. Montage reposté, tout aussi logiquement, par le président du CRIF Yonathan Arfi. Tout ce monde est Charlie, bien entendu, mais jusqu'à un certain point.

Tiens, Dieudonné, puisqu'on en parle. Il est vrai que la dérive antisémite et négationniste de l'humoriste a commencé, elle aussi, en 2003, par un sketch mettant en scène un personnage de colon israélien, en direct sur France 3, sous les yeux effarés d'un animateur nommé Marc-Olivier Fogiel. Ce n'est qu'ensuite, de glissade en glissade, sur le toboggan, que Dieudonné a fini après plusieurs années par devenir ami de Jean-Marie Le Pen, et faire monter sur scène avec lui le négationniste Faurisson. Mais il suffit de revoir le sketch originel pour être frappé par la différence entre ce texte confus, improvisé, et l'intervention calibrée et politiquement chirurgicale, de Gardin / Lompret.

pas en chemin vers une dieudonnite

Après ce coup de gong, Blanche Gardin avait deux choix. Se taire et laisser résonner, ou pratiquer l'explication de sketch, exercice dont les humoristes ne raffolent pas en général. C'est pourtant ce qu'elle a fait, en choisissant la chaîne indépendante Paroles d'honneur, qui produit et diffuse chaque lundi sur Twitch et YouTube une émission de tonalité joyeuse, déconstructrice et décoloniale (ici à partir de 2'39''). Avec elle en plateau : des chroniqueurs et des chroniqueuses dont Judith Bernard, co-fondatrice de notre site partenaire Hors-Série, et Louisa Yousfi, écrivaine et animatrice elle aussi sur Hors-Série. Horreur, une chaîne décoloniale ! Blanche aggrave son cas !

Devant un plateau épaté -"comment ça se fait que tu aies le cran de faire ce que personne ne fait ?" lui demande Louisa Yousfi-  il faut simplement écouter l'humoriste raconter sa démarche, ses hésitations, et l'impossibilité de se taire devant le massacre en cours, et la "violence de la réaction de Macron".  Et, prévenant une question qui ne lui est pas posée :"Je ne suis pas en chemin vers une dieudonnite, parce que vous êtes là, parce que c'est pas la même époque" dit-elle aussi.  

"Parce que vous êtes là" :  si l'époque n'est pas la même, comprend-on, c'est parce que s'est installé aujourd'hui sur les réseaux sociaux un espace "safe", marginal mais solide sur ses bases, où l'on peut se revendiquer critique à l'égard d'Israël, sans encourir le soupçon infâme. 

"Il y a des contre-pouvoirs qui s'organisent, même si les gens restent dans leurs bulles cognitives, précise Blanche Gardin quand je l'appelle. Des associations comme Tsedek, c'est quand même chouette, ces gamins de vingt-cinq ans." Elle-même a découvert Paroles d'honneur en regardant un débat sur cette chaîne entre François Bégaudeau et Houria Bouteldja, puis a re-croisé l'équipe de la chaîne décoloniale au hasard des manifestations pour le cessez-le-feu à Gaza. Quelle leçon tire-t-elle des réactions à son sketch ? "L'affaire m'a permis de comprendre un côté du malaise des Juifs vivant en France, sur le fait d'être viscéralement attachés à Israël, et très emmerdés aux entournures, car leur refuge est dirigé par un boucher sanguinaire".

Cette liberté a un coût social et professionnel, elle le sait, et elle s'y dit prête. Incidemment, sur le plateau de Paroles d'honneur, Blanche Gardin glisse qu'elle n'est pas près de chercher à se re-faire financer par Bolloré. Est-ce vraiment un mal à ses yeux ? "Il y a peut-être une forme d'endormissement, à faire un film financé dans les clous, me précise-t-elle.  A la base, les artistes, on est des clochards, des crasseux. On a fait de nous des espèces de rois et de reines. Le confort, pour nous, c'est jamais très bon."  D'ailleurs, tient-elle encore à préciser, s'agissant de sa fameuse série produite par Canal+, elle avait exigé et obtenu le final cut, et ni Vincent Bolloré ni personne n'y a jamais mis son nez. Dont acte.



Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

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