Breivik, blessure de la mémoire
Le 22 juillet 2011 sur la petite île d'Utøya en Norvège, Anders Breivik assassinait soixante-neuf personnes - principalement des adolescents - qui participaient à une université d'été organisée par la Ligue des jeunes travailleurs. Plus tôt dans la journée, il avait été l'auteur d'un attentat à la bombe à Oslo faisant huit morts. Un concours, récemment organisé en vue de l'érection d'un lieu de mémoire, fut remporté par un architecte suédois nommé Jonas Dahlberg. Voici son projet, il est intitulé Memory Wound, La blessure de la mémoire.
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Derniers commentaires
Mais alors qu'on descendait l'avenue, voilà que dans la même direction, ça monte; c'est pas très malin. Ah ça redescend, c'est un rallongi c'est flagrant, tant pis. Et tout soudain, patatra debout, bien qu'attiré inexorablement par la grille de sortie, un truc vous stoppe on s'approche on déchiffre laborieusement: « Ce que nous demandons à l'avenir, ce que nous voulons de lui, c'est la justice, pas la vengeance ! » Victor Hugo, rien que ça. Parce que même avant, sans savoir ce que c'est, quelque chose vous a plombé et laisser penser que ce n'est pas juste un petit truc de quelqu'un qui s'est fait plaisir. Vous avions raison, le terrain a glissé, tout le cimetière est là dessous. La révolution a les seins nus et Thiers n'a pas fait de quartier.
Par inadvertance, un monument avec une cause juste, sur un lieu exact, qui semble dire "on recommencera la lutte", comme d'autres monuments ailleurs semblent dire "plus jamais ça" ou "merci aux héros", etc..
Ou bien un monument atteint par un cheminement choisi, qui ne dit rien, mais dit au moins que "rien n'était pas possible" et que "fouler le lieu exact était impensable".
Tout est permis, non? Une fois la justice rendue, je crois que le coupable ne peut pas être mêlé à l'histoire du monument qui sera discret et subtil. Je jure pourtant qu'au début je ne voyais que la vision du meurtrier et que un angle imposant à cette tranchée dans le paysage.
J'ai carrément changé d'avis, il arrive de ces trucs inexplicables. Mais c'est pas souvent, que je me contrarie.
Avec le temps ce monument continuera à dire que les crimes laissent des traces. Que des sociétés ont su les surmonter.
Je ne pense pas que les commémorations soient vaines, loin de là, je les crois même absolument nécessaires dans certains cas, et celui-là ne correspond pas à mes critères (par définition très personnels).
Je déteste l'idée que l'on puisse venir pour le monument lui-même, c'est insupportable à mon sens.
La simplicité et la sobriété, ainsi que la discrétion sont les seules qualités que que je peux rechercher dans un lieu de mémoire, rien n'y est ... et en plus c'est définitif (contrairement à un monument ou une plaque).
Quelle abjection ! Pourquoi vouloir imposer aux promeneurs de l'année 2814 cette blessure ? Ils auront oublié et tant mieux pour eux !
Tout comme je n'ai pas la moindre idée de chaque horreur qui a eu lieu dans tous les lieux que je traverse. Heureusement que j'ignore ce qui s'est exactement passé sous chacun de mes pas, heureusement que le temps fait son travail à l'échelle d'une vie personnelle, c'est ce qui nous permet de surmonter un deuil, et à l'échelle de quelques générations, pour pouvoir un jour tourner des pages. Rien de tout cela ne signifiant "oublier", mais choisir de continuer à vivre, à rire, à trouver belle une île au loin, sur laquelle le soleil et les vagues continueront invariablement à aller et venir.
Cette "blessure", serait tout autre, et je l'apprécierais peut-être, si elle était vouée, par je ne sais quel phénomène naturel, à se combler, à cicatriser, par des dépôts de sédiments ou une végétation qui recoloniserait.
Il n'y a que lorsqu'on empêche la cicatrisation qu'une blessure reste ouverte ... or, ce qui est normal et souhaitable, c'est qu'elle se ferme ! Ce qui reste, c'est une cicatrice et non une blessure. ça change tout à mes yeux.
Full charactered with lasting memory,
Which shall above that idle rank remain,
Beyond all date, even to eternity:
Or, at the least, so long as brain and heart
Have faculty by nature to subsist;
Till each to razed oblivion yield his part
Of thee, thy record never can be missed.
That poor retention could not so much hold,
Nor need I tallies thy dear love to score;
Therefore to give them from me was I bold,
To trust those tables that receive thee more:
To keep an adjunct to remember thee
Were to import forgetfulness in me.
Durables souvenirs sont inscrits dans ma tête
Aux pages du carnet dont tu me fis présent,
Et ils doivent survivre à ces vaines tablettes
Jusqu'à l'éternité, par-delà tous les temps,
Du moins tant qu'à l'esprit et au coeur la Nature
Permet de subsister: jusqu'à ce qu'à l'oubli
Ils cèdent tous les deux la part de toi qu'ils eurent,
Jamais ton souvenir ne peut être aboli.
L'aide-mémoire était trop pauvre pour suffire:
Pour marquer ton amour, je ne le vais cocher;
J'osai donc m'en défaire, et je choisis d'écrire
En mon âme, carnet mieux propre à t'embrasser:
Car pour penser à toi garder un accessoire
Serait preuve chez moi d'un manque de mémoire.
Shakespeare, sonnet 122
pour celui du world trade center,l'eau qui coule semble compenser(ou renforcer?)sa puissante minéralité.
Comment peut-on faire semblant de rien sur l'île où s'est vraiment passé le massacre? C'est là qu'on a besoin de "marques", de mémoire, de respect. Cette oeuvre d'art à proximité, je n'ai rien contre car je ne me permettrais pas de m'opposer à des gens qui sont concernés, alors que pas moi, et qui la choisissent. Mais la mise en émotion qui nait d'une manipulation éveille mon rejet. C'est pas négociable, à peine explicable.
En plus enfoncer le clou du traumatisme en matérialisant que la mort nous rend inaccessible aux vivants, c'est à l'inverse du rôle habituel des pratiques et je ne comprends pas quel sens cela peut avoir.
edit 1: en tout cas cette chronique est très intéressante, et le côté fascinant du projet, ça c'est bien vrai.
Le lieu étant public, il devrait contenir des messages qui nous concernent en tant que citoyens. Rendre hommage a ceux qui sont morts pour la patrie a un sens sur un plan public. Par contre, qu'untel ou untel autre soit mort a cause d'un meurtre, est une douleur privée, que la guerre ne soit pas bien est une opinion privée... qui, a mon sens, ne meritent pas qu'on leur creuse un monument.
Le lieu étant public, et lieu de passage quotidien, le monument qu'on y trouve ne devrait pas non plus etre trop morbide. C'est une chose d'etre triste qu'il y ait eu des horreurs. C'en est une autre de se sentir obligé de s'inffliger la vue d'un monument qui vous les rappelle tous les jours, et ne fait rien pour vous aider a vous defendre contre la mechanceté, le jour ou elle vous attaque.
Bref, les "blessures de memoire" sont a mon sens des objets morbides, inutiles, qu'aucune regle de morale ne nous oblige a creuser dans des lieux public. Tandis que les "memoires erigees", si elles rappellent de beaux gestes, de belles choses, qui ont un sens sur un plan public, ne nous mortifient pas inutilement, mais nous rappellent des gens qui ont fait un devoir de citoyen, meritent mieux d'exister.
Merci Alain pour votre chronique.
Je ne peux m'empêcher de penser à une nouvelle du génial et regretté Iain M. Banks, " l'Etat de l'Art ", dans laquelle l'un des personnages fait remarquer que la plupart des monuments mémoriels étaient très phalliques, mais qu'en revanche le Mémorial des Martyrs de la Déportation à Paris faisait plutôt penser à un sexe féminin :
[ petit extrait de la nouvelle (en anglais) :
‘The memorial to the Deportation, in Paris, you mean.’
‘Cunt. That’s what I mean.’
I shook my head. ‘Li, I don’t think I know what you’re talking about.’
[...]
‘What I’m talking about is this; most memorials are like pricks; cenotaphs; columns. That monument Sma saw is a cunt; it’s even in a divide of the river; very pubic.’
(The State of the Art, Iain M. Banks) ]
Effectivement --> https://maps.google.com/maps?q=Memorial+des+Martyrs+de+la+Deportation&oe=utf-8&client=iceweasel-a&fb=1&hq=memorial+for+deportation+paris&cid=7409131920083506586&t=h&z=16&iwloc=A
Le monument pour les victimes d'Utoya me met les larmes aux yeux.
Une remarque à propos du momnument de Ground Zero : "ladder" ne signifie probablement pas que les pompiers étaient sur une échelle, mais plutôt leur appartenance à une "ladder company".
Exemples :
https://en.wikipedia.org/wiki/New_York_City_Fire_Department_Ladder_Company_3
http://nyfd.com/history/ladder_114_1.html
Je nai pas dans la chronique vu le monument aux morts de Termignon...
Je crois me souvenir aussi de celui de Saulxure sur Moselotte, mais là, je suis moins sûr.
Quand au projet du Suédois pour les Norvégiens, j'y vois une double et sinistre ironie.
Quand je fréquentais ces pays, les suédois vouaient aux norvégiens, comme à l'ensemble du reste du monde, un mépris bienveillant et très condescendant. "Nedre"
Les norvégiens étaient...norvégiens. Très accueillants pour le petit plouc débarqué de ses alpes et aussi très méfiants envers le petit plouc débarqué de ses alpes.
Mais c'était avant le pétrole. Les suédois sont un peu moins méprisants envers leurs ex-colonisés et les norvégiens paient, cher, le prix de leur énorme boursuflure nationaliste.
Dans un même genre, nous pouvons songer à Micha Ullman et à son Bebelplatz Monument de 1995, en souvenir des autodafés. Monument creusé dans la place où ces derniers eurent lieu, avec une bibliothèque vide que l'on peut voir en surplomb par une plaque de verre.
Ne nous privons pas toutefois d'un petit Beatles http://www.youtube.com/watch?v=MG-ia0NV8Ts
I
L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance,
L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;
la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;
L'ébat des anges ; - Non... le courant d'or en marche,
meut ses bras, noirs, et lourds, et frais surtout, d'herbe. Elle
sombre, ayant le Ciel bleu pour ciel-de-lit, appelle
pour rideaux l'ombre de la colline et de l'arche.
II
Eh ! l'humide carreau tend ses bouillons limpides !
L'eau meuble d'or pâle et sans fond les couches prêtes.
Les robes vertes et déteintes des fillettes
font les saules, d'où sautent les oiseaux sans brides.
Plus pure qu'un louis, jaune et chaude paupière
le souci d'eau - ta foi conjugale, ô l'Épouse ! -
au midi prompt, de son terne miroir, jalouse
au ciel gris de chaleur la Sphère rose et chère.
III
Madame se tient trop debout dans la prairie
prochaine où neigent les fils du travail ; l'ombrelle
aux doigts ; foulant l'ombelle ; trop fière pour elle ;
des enfants lisant dans la verdure fleurie
leur livre de maroquin rouge ! Hélas, Lui, comme
mille anges blancs qui se séparent sur la route,
s'éloigne par delà la montagne ! Elle, toute
froide, et noire, court ! après le départ de l'homme !
IV
Regret des bras épais et jeunes d'herbe pure !
Or des lunes d'avril au coeur du saint lit ! Joie
des chantiers riverains à l'abandon, en proie
aux soirs d'août qui faisaient germer ces pourritures !
Qu'elle pleure à présent sous les remparts ! l'haleine
des peupliers d'en haut est pour la seule brise.
Puis, c'est la nappe, sans reflets, sans source, grise :
un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine.
V
Jouet de cet oeil d'eau morne, je n'y puis prendre,
ô canot immobile ! oh ! bras trop courts ! ni l'une
ni l'autre fleur : ni la jaune qui m'importune,
là ; ni la bleue, amie à l'eau couleur de cendre.
Ah ! la poudre des saules qu'une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée
Au fond de cet oeil d'eau sans bords, - à quelle boue ?
Arthur Rimbaud