C'est en 2018 que le travail de La Part des femmes fait parler de lui : en septembre, le collectif publie une lettre ouverte dans les colonnes de Libération
adressée au directeur des Rencontres d'Arles, un festival de photographie majeur en France. La demande du collectif : que 50 % des photographes des rencontres d'Arles soient des femmes. Elles ne représentent cette année-là que 20 % des artistes exposés. La tribune est une réussite : 500 personnalités du monde de la photo la signent... et l'édition d'Arles 2019 en tient compte, instaurant une quasi-parité parmi les photographes exposés.
Fort de ce succès, le collectif s'est attaché à décrypter les portraits publiés dans la presse, plus précisément le portrait de dernière page ("portrait de der") de Libération
et celui accompagnant l'entretien de la rubrique L'invité
dans Télérama
. "Ce sont deux rubriques à forte visibilité, explique Marie Docher. Libé est un journal important pour la photographie de presse, elle y est valorisée, y est devenue autonome et cela a créé nombre de vocations. Et puis ce sont deux médias progressistes. Si on y voit des stéréotypes, ils sont forcément ailleurs, et ils seraient les plus à même à les transformer rapidement", juge la photographe.
"je suis Étonné par ces chiffres"
Mille portraits parus entre novembre 2017 et novembre 2020 sont décomptés et analysés par le collectif. Le résultat est édifiant. Dans la page portrait de Libé
, 75 % des 139 photographes qui y collaborent sont des hommes ; 85 % des 108 portraits de der parus sur cette période ont été confiés à des hommes, 15 % à des femmes. Seule une femme fait partie des dix photographes qui ont réalisé plus de la moitié des portraits. A Télérama
, 81 % des photographes du portrait de la rubrique L'invité
sont des hommes ; 93 % des portraits sont faits par des hommes. C'est pire en 2019 et 2020 où deux portraits seulement ont été réalisés par des femmes. "Je suis étonné par ces chiffres, réagit Sébastien Calvet. Ce sont des titres que je lis, dans lesquels j'ai travaillé et je ne pensais pas qu'on en était là (...) Je pensais qu'il y avait une proportion de femmes photographes plus importante sur la Der [de Libé]. D'où la nécessité de compter pour avoir des chiffres un peu froids".
"Il ne suffit pas d'être une femme pour être consciente des biais"
Comment s'opère le choix des photographes de la part des services photos des médias ? "Il est totalement informel, explique Sébastien Calvet. C'est une rencontre entre des gens des services photo et des photographes pigistes appelés pour faire les portraits. Ce sont aussi des photographes qui ont un univers visuel qui correspond au portrait qu'on veut faire. La question de la féminisation ne se pose pas à un moment du processus du choix des photographes. C'est peut-être là qu'il faut se dire
«
là, pour les dix derniers portraits qu'on a commandé on a eu que des hommes, donc là on va aller chercher chez des femmes avec les mêmes critères
»"
. Et de souligner : "Le grand paradoxe inexplicable c'est que les services photos, les iconographes notamment, sont majoritairement féminins. Ce sont ces femmes qui font appel à ces hommes photographes". Marie Docher commente : "
Il ne suffit pas d'être une femme pour être consciente des biais. On est formés dans les mêmes écoles"
. Pour Sébastien Calvet, "
dans la
photographie de presse, et notamment le portrait, faire une image relève du domaine de la performance. C'est quelque chose de très compétitif, de très performant et donc d'une revendication très masculine. C'est
conn
exe à la mythification du photographe reporter élaborée dans les années 60-70 très ethnocentrée (...)". Et de préciser : "La précarité du métier a fait évoluer les rapports entre donneurs d'ordre et photographe. On n'est plus dans ce principe de photographe tout puissant".
"Le plus grand nombre de personnes photographiées sont des hommes ternes"
Qu'en est-il des personnes photographiées pour les rubriques de ces deux titres de presse ? "Le plus grand nombre de personnes photographiées sont des hommes ternes sans singularité. Ils incarnent la norme sans relief particulier. C'est massif, affirme Marie Docher. Le plus gros stéréotype, c'est cette norme-là". Sébastien Calvet relativise, mentionnant que ce sont des hommes de pouvoir, ce qui explique la mise en scène du corps, verticale et sérieuse. "C'est aussi une mode actuellement dans le portrait d'avoir ce type d'images désaturées, un peu froides, distanciées". Quant aux femmes, plus souvent issues du monde culturel, elles sont souvent photographiées dans des positions allongées, voire sexualisées : le fameux "male gaze", regard masculin plus ou moins inconscient sur les femmes, que déplore Marie Docher. Que les femmes photographes peuvent aussi le reproduire. "Ce point de vue dominant pose des problèmes, estime Marie Docher. Si ce regard était appliqué à tout le monde, on pourrait en parler mais là c'est réservé aux femmes". Et d'expliquer : "Nous sommes habités par des images depuis qu'on est petit". "Nous sommes tous formés, impliqués par un background de formation, d'apprentissage de l'histoire de la photographie qui elle-même est biaisée", confirme Sébastien Calvet qui rappelle les conditions de réalisation de ces portraits : "Le photographe a très peu de temps pour réaliser sa photo. Ça se fait entre 3 et 10 minutes. Et il ne faut pas oublier que le photographe répond à une commande".
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