Les musulmans, LFI et "Charlie" : ce que dit vraiment le sondage de l’IFOP
Comment certains médias ont dévoyé les résultats d'un sondage commandé pour les 10 ans des attentats de 2015
"Une société française de plus en plus acquise à la liberté d'expression et au droit au blasphème". Tel est le résultat principal de l'un des derniers sondages de l'Ifop et de la Fondation Jean Jaurès, en partenariat avec Charlie Hebdo. Un sondage publié à l'occasion des commémorations des attentats de janvier 2015 et notamment, celui contre Charlie Hebdo.
L'Ifop tire trois autres enseignements de son état des lieux, développés sur son site et dans un thread sur X : "Une pratique régulière de la lecture du dessin de presse et de Charlie Hebdo", "Mais un effritement progressif de la capacité de mobilisation face aux attaques", "Face à la Une de Cabu du numéro 712, dénonçant l'intégrisme et l'extrémisme islamique, la réaction des Français est majoritairement positive". La Fondation Jean Jaurès, elle, résume le sondage avec un titre plus nuancé : "2015-2025 : une victoire posthume pour Charlie (mais pour combien de temps ?)".
La majorité des médias ont repris ces conclusions. Du Figaro - dans l'un des nombreux papiers du quotidien consacré à l'étude - en passant par RMC, les Échos, la Dépêche, TF1, la Marseillaise, 20 minutes ou BFMTV... Charlie Hebdo lui-même y consacre un long récap dans son numéro-anniversaire. Pas de "c'était mieux avant", conclut la rédaction. Les Français·es 20% plus nombreux·ses qu'il y a douze ans à penser que la liberté d'expression est un droit fondamental et que la liberté de caricature en fait partie : "on peut appeler ça une prise de conscience", signe Charlie. D'autres rédactions - et même certaines de celles qui viennent d'être citées - ont pourtant relayé des résultats tout autres.
Zoom sur les musulman·es, LFI et les jeunes
Trois idées récurrentes sont revenues, dans une partie de la presse ou sur les réseaux sociaux : certains profils seraient, de leur côté, plutôt opposé·es au droit de critiquer les religions et aux caricatures. D'abord, les musulman·es. "Charlie Hebdo : 78% des musulmans considèrent que la caricature de Mahomet n’aurait pas dû être publiée", titre le Journal du Dimanche. Même titre ou presque pour accompagner l'un des contenus du Figaro sur le sondage : "Charlie Hebdo : 78% des musulmans considèrent que la célèbre caricature de Mahomet par Cabu n'aurait pas dû être publiée, selon un sondage". À la Montagne : "À l'image des Français musulmans, les moins de 30 ans ne sont plus trop Charlie".
Ensuite, les électeurs et électrices de LFI. Au Figaro, autre chiffre en guise de titre d'un papier, toujours sur le même sondage : "76% des Français sont «Charlie», les sympathisants LFI moins". La Dépêche, écrit carrément, en guise d'intertitre d'un papier : "Le RN et LFI, menaces contre la liberté d’expression". Un édito du Monde cite également l'étude, pour indiquer : "LFI est l'unique segment de l'électorat où seule une minorité reconnaît le droit au blasphème".
Enfin, les jeunes. BFMTV "10 ans de l'attentat de Charlie Hebdo: les jeunes de moins en moins tolérants face aux caricatures, selon un sondage". Marianne annonce que la liberté de la presse est "décriée chez les jeunes selon un sondage". Plus nuancé, la Croix précise que les jeunes sont "divisés" sur les caricatures de presse. À l'Opinion, en revanche, on n'a pas peur de titrer sur "Le péril jeune".
Sondage réalisé en mai-juin
Plusieurs internautes ont relevé ces focus particuliers. D'autres ont souligné, sur les réseaux sociaux, que le sondage avait eu lieu non pas récemment, au cours des dernières semaines par exemple, mais sur trois jours entre mai et juin 2024.
Arrêt sur images a demandé des explications à Francois Kraus, directeur du pôle politique de l'IFOP. "L'enquête a été faite cet été, pour des questions de délai de publications, liés à l'un des co-directeurs de cette étude". Il s'agit de Julien Sérignac, alors directeur de Charlie Hebdo. Il est alors en train de préparer un ouvrage. "Il lui fallait les résultats pour terminer son livre". Le résultat, L'art menacé du dessin de presse, vient de paraître aux éditions de l'Observatoire.
Le timing - un sondage mené en pleine campagne des élections européennes - ne fausse-t-il pas les résultats ? Francois Kraus s'en défend. "On évite en général de faire une enquête sur la peine de mort après l'assassinat d'un enfant. Quand on avait fait une enquête sur Samuel Paty, on avait attendu plusieurs mois." Traduction : mener le sondage la veille des commémorations aurait posé un problème de biais également. "Il y a toujours un contexte. Quelques semaines plus tard, vous auriez pu dire que le contexte positif des Jeux de Paris ou l'inquiétude face à l'élection de Trump... "
Les musulman·es : "échantillon d'une quarantaine-cinquantaine de personnes"
Quant aux chiffres et tendances évoquées par ces médias - sur les jeunes, les musulmans et les pro-LFI - ils ne sortent pas de nulle part. Ils apparaissent bien dans le sondage. On lit par exemple que 55% des musulmans interrogé·es considèrent "qu'on ne peut pas dire et caricaturer n'importe quoi, sous couvert de liberté d'expression". De même, le sondage indique que 43% des musulmans pensent que Charlie Hebdo n'aurait pas dû publier les caricatures. Et ils seraient 78% à trouver que la Une n'aurait pas dû être publiée. Pris de manière indépendante, ces chiffres véhiculent cependant des idées erronées. Ils nécessitent aussi d'importantes précisions.
Francois Kraus le précise d'emblée à Arrêt sur images. Concernant les chiffres sur les musulman·es : "il était clairement indiqué, avec une étoile, que les résultats doivent être interprétés avec prudence". Les données concernant deux minorités religieuses - les musulman·es et les protestant·es - étaient en effet, dans l'étude, agrémentées d'une astérisque. Un signe pour spécifier que le nombre de personnes interrogées par l'Ifop n'est pas assez important pour considérer les résultats comme solides. L'étude, en l'occurence, porte sur 1000 personnes au total. Les personnes de confession musulmanes représentant "une quarantaine-cinquantaine" de personnes, précise Francois Kraus. "On les a affichés par souci d'exhaustivité et d’inclusivite, mais ces données sont à interpréter avec des pincettes."
Le focus sur les musulmans, et ces données "choc", pose également question. Les articles qui les mentionnent ne spécifient pas que, d'après le même sondage, 53% des musulmans indiquent qu'ils apprécient le dessin de presse. L'étude aboutissait à des chiffres parfois plus saillants concernant d'autres confessions : les protestant·es - échantillon à prendre également avec des pincettes - seraient 57% à considérer que "les humoristes doivent éviter de rire de tout". Les protestant·es seraient également plus nombreux·ses que les musulmans à penser que Charlie Hebdo n'aurait pas dû publier les caricatures : 61% (contre 43%). Le nombre de personnes musulmanes s'opposant au droit de caricaturer serait enfin équivalent à celui des personnes catholiques et protestantes s'y opposant également (respectivement 47%, 41% et 53%).
Charlie est l'un des rares journaux à en mettre certaines en perspective. Avec une citation en exergue : "Contre toute attente, 53% des musulmans et 59% des catholiques sont favorables au droit de blasphémer". Caroline Fourest, sur LCI, donne également ces deux éléments de comparaison. Le JDD et le Figaro n'ont pas répondu à nos sollicitations.
LFI : résultats équivalents chez les Républicains
Le focus sur la France insoumise est l'un des axes qui a aussi beaucoup fait parler. Sur France 5, dans C à vous notamment. C'est Elisabeth Lemoine, la présentatrice, qui amène l'idée. Elle demande une réaction à Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo et invité sur le plateau.
"Une partie de la gauche et notamment les proches de la France insoumise qui rejettent le fait de considérer l'exercice de la liberté d'expression comme un droit fondamental." Elle résume : "un rejet de la liberté d'expression plus important chez les sympathisants de la France insoumise qu'à l'extrême droite..." L'avocat réagit : "C'est fou. C'est complètement fou". Patrick Cohen intervient avec une précision de poids : "C'est très minoritaire. C'est la bonne nouvelle du sondage, quand même". Richard Malka poursuit : "Le soutien à Charlie Hebdo a largement augmenté, ce qui est extrêmement positif et encourageant, sauf chez les partisans de la France insoumise, qui rejettent la liberté d'expression davantage qu'au RN. C'est ce que nous dit ce sondage, c'est complètement fou pour un parti qui se dit de gauche !".
Sur les réseaux sociaux, le résultat a marqué les internautes - dont un ancien de l'Ifop - et certains journalistes. Dans son récap, Charlie Hebdo le souligne aussi : "Du côté de la France insoumise, on est en queue de peloton toutes tendances politiques confondues". Là encore, les chiffres apparaissent bien dans l'enquête de l'Ifop. 53% des sympathisant·es de la France insoumise s'opposeraient au droit de caricaturer. 39% d'entre eux penseraient que Charlie n'aurait pas dû publier les caricatures. Isoler ces chiffres leur donne toutefois une portée injustifiée. D'une part, parce qu'ils sont contrebalancés par d'autres résultats, largement moins cités par les médias (une majorité des sympathisant·es LFI dit apprécier les dessins de presse : 62%). D'autre part, dans la mesure où les réponses partisan·es de la France insoumise sont très proches voire inférieures à celles formulées par un autre parti : les Républicains. Ce qui n'est jamais rappelé.
Ainsi, 37% des proches de LFI et 37% des proches de LR estimeraient qu'on ne "peut pas dire et caricaturer n’importe quoi sous couvert de liberté d'expression". De même, 36% des pro-LFI considèrent que les humoristes doivent éviter de rire de tout à cause des conséquences que cela peut avoir, contre... 37% des Républicains. Ces proximités ne sont jamais évoquées. Elles sont même totalement minimisées dans le Figaro. Dans la voix off d'une vidéo, le journaliste indique que 39% des électeurs de LFI "pensent que Charlie Hebdo n'aurait pas dû publier des caricatures du prophète de l’islam, largement devant les autres partis". Il n'y a pourtant qu'un léger écart avec les autres partis, puisque 31% des électeurs·rices du Rassemblement national pensent la même chose, 30% pour Renaissance et 28% au Parti socialiste. Contacté par Arrêt sur images, le Figaro n'a pas répondu à nos requêtes.
"Nouveautés" politiques
Selon Francois Kraus, de l'IFOP, cette différence de traitement s'explique. "Historiquement, sur ce type de sujet, sur les dix-quinze dernières années, les personnes les plus sensibles au fait religieux étaient plutôt des personnes âgées, catholiques et conservatrices sur le plan politique. Ce qui est intéressant, c'est que ces personnes sont devenues de moins en moins hostiles à la liberté d'expression. La surprise, c'est qu'une force politique et des électeurs qui sont à la base plutôt pour l'impertinence et la satire, voire le rejet de la morale religieuse, soient plus sensibles à ce sujet aujourd'hui." La nouveauté - et le sujet pour les médias - serait donc cette nouvelle tendance à gauche.
Il en est de même, selon François Kraus, pour les jeunes. "Il y a dix-quinze ans, les jeunes étaient beaucoup plus favorables à la caricature que les autres générations. Aujourd'hui, c'est l'inverse." D'où l'idée de "fracture générationnelle", évoquée dans plusieurs médias. Pourtant, les écarts ne sont pas énormes. D'après l'étude, les 18-24 ans et les 25-34 ans sont respectivement 35% et 37% à penser que la une de Charlie n'aurait pas dû être publiée, contre moins 20% à 30% dans les autres tranches d'âge. Les 18-24 ans sont aussi 46% à trouver la Une choquante. Dans les autres générations, la part de personnes choquées varie entre 18% (pour les 50-64 ans) et 28% (les 25-34 ans). Il n'est, en plus, aucune tranche d'âge dans laquelle il est une majorité de personnes réfractaires à la liberté d'informer ou de caricaturer.
"Il y a encore beaucoup de choses à investiguer et consolider", poursuit François Kraus. En particulier concernant les jeunes : cela justifierait une étude à part entière, suggère-t-il. L'Opinion, sollicité pour son titre sur le "péril jeune", comme toutes les rédactions que nous avons lancées, n'ont pas répondu à nos demandes d'interviews.
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