"Otages palestiniens" sur france info : la coquille devenue geste politique
Retour sur un emballement démesuré et ses instrumentalisations
C'est une erreur, comme il y en a quasi-quotidiennement à l'écran des chaînes d'information mais qui a, cette fois-ci, plongé France Info au cœur d'une vive polémique, que la communication de la chaîne n'a pas réussi à éteindre, bien au contraire.
Ce samedi 25 janvier, à 17h55, la journaliste Cécile Bartoli déroule les différentes actualités du jour tandis que les titres apparaissent à l'écran sous forme de texte "à l'image" dans le jargon. Alors qu'elle évoque la libération des 4 soldates israéliennes capturées par le Hamas le 7 octobre contre celle de 200 prisonniers palestiniens, le titre affiche "200 otages palestiniens retrouvent la liberté"
. Les titres continuent ensuite de défiler, de Trump à Los Angeles à la mort d’un adolescent tué à Paris lors d'un vol de portable.
Une erreur, ou disons une formule pour le moins contestable, très rapidement identifiée par des internautes qui relaient la capture d'écran : "France Info serait-elle otage de militants ?!"
; "La postvérité, c'est maintenant. Et cette fois, ni Trump ni Musk n'y sont pour rien"
; "L'allégeance aux terroristes islamistes est désormais actée",
peut-on lire parmi les dizaines de commentaires indignés qui deviendront centaines au fil des heures.
"Ce bandeau de
France Info n'est pas seulement indécent, il est une injure à ce qui fait notre humanité",
lâche Caroline Yadan avant de le qualifier d'"Abject et INACCEPTABLE"
dans un tweet publié dès 19h55. La députée de la 9e circonscription des Français de l'étranger annonce qu'elle compte saisir l'ARCOM. C'est son tweet, vu plus d'un million de fois, qui met le feu aux poudres.
De nombreuses personnalités politico-médiatiques de droite, qui la suivent, embrayent aussitôt. Meyer Habib s'exclame : "
Regardez! Inimaginable !! la télé publique française en 2025! Le titre immonde de France Info!! Soutien direct au djihadisme!! Financé avec les impôts des Français! Où va la France??"
. Éric Revel réclame "la démission de la rédaction en chef de France Info"
et Gilles Clavreul estime que le titre ainsi formulé "relève de l’apologie du terrorisme".
La polémique est lancée, sur des bases élevées.
"Le responsable suspendu"
Moins d'une heure après ce tweet, le compte X @franceinfo publie des excuses suite à une "erreur inadmissible"
et un "titre totalement inapproprié"
, ajoutant que "le responsable"
avait (déja) été "suspendu"
. Des excuses sont également faites à l'antenne.
"Honte à vous
d'empêcher vos journalistes de faire leur travail !
Vous cédez à la pression de Mme Yadan.
N'êtes-vous pas censés exercer un contre-pouvoir ?
", fulmine alors la députée LFI Ersilia Soudais. Dans son sillage, des milliers de commentaires majoritairement indignés par la réaction de la chaîne. Le tweet est vu plus de 6 millions de fois.
Dans un communiqué publié le 27 janvier et titré "
La direction aux ordres du pouvoir politique ?"
, la CGT dénonce elle aussi : "
L'incident du bandeau se doit d'être réglé en interne, posément, avec un arbre des causes, une enquête, un contradictoire, incluant la recherche des causes organisationnelles"
, et "c
ertainement pas par ce lynchage en public, qui une fois de plus décrédibilise l'ensemble d’une rédaction qui fait ce qu’elle peut depuis un an pour couvrir ce dramatique et interminable conflit au proche Orient"
.
Contacté par Arrêt sur Images, le délégué syndical SNJ France Télévisions, Antoine Chuzeville abonde et s'étonne de cette communication : "Qu'on annonce aussi rapidement la suspension d'un journaliste sur les réseaux sociaux, c'est très rare et je ne pense pas que ce soit une bonne idée"
. Ajoutant : "
Pourquoi le faire là et pas dans d'autres situations ?
Des procédures disciplinaires, il y en a pleins, et en général, la direction ne communique pas". Puis enfin :
"On a été nombreux à être choqués".
Ce que plusieurs sources internes à France Info, qui ont souhaité garder l'anonymat, confirment auprès d'ASI.
De son côté, la chaîne nous précise que la "suspension"
n'est pas une sanction et qu'elle correspond au "process habituel"
dans ce genre de cas, "quand il y a une erreur quelle qu'elle soit".
Elle dit comprendre que cela soit interprété ainsi dans le cadre du tweet publié le samedi soir, mais plaide pour le manque de caractère du format pour contextualiser davantage.
Une enquête interne a été ouverte, et doit permettre de "retracer minute par minute ce qu'il s'est passé",
nous souffle la chaîne qui s'emploie à respecter les protocoles. Cela ne devrait pas prendre trop de temps vu le peu de personnes impliquées. Antoine Chuzeville détaille pour ASI : "Si à l'issue de l'enquête, la direction considère qu'une faute a été commise, elle enclenchera une procédure disciplinaire"
et d'ajouter que les sanctions pourront aller "du simple avertissement au licenciement"
.
"Dont acte"
Parmi les indignés, nombreux sont ceux considérant que ces excuses surviennent en réaction à la pression politique exercée par Caroline Yadan. La chaîne d'information en continu affirme à ASI que "c'est un journaliste de la maison qui était devant sa télévision qui a vu l'erreur et qui a appelé la rédaction". Arguant ainsi
que le tweet d'excuses (20h55) n'aurait pas été écrit en réaction à l'emballement, ni au message de Caroline Yadan (19h55).
Dans la foulée, cette dernière répondait au compte X de la chaîne: "Dont acte"
, ajoutant "le responsable devra être licencié. Aucune excuse ne peut justifier cette «erreur» "
. Interprété comme une tentative d'ingérence et d'atteinte à la liberté d'expression des journalistes, celle-ci a été dénoncée par des journalistes. "
L'indépendance de la presse, ça vous parle ?"
a réagi le journaliste indépendant Louis Witter. "
Aucune élue n'a à demander le licenciement d'un journaliste"
a renchéri Sylvain Chazot de Libération ajoutant : "Si c'était un élu LFI qui disait une chose pareille, la corporation des journalistes serait déjà en train de monter des barricades et d'apporter son soutien à la rédaction visée mais là, rien. Bizarre"
.
Caroline Yadan est connue pour ses positions pro-israéliennes. En décembre dernier, elle signait une tribune dans Le Point afin de dénoncer “la faillite morale d’Amnesty International”
après la publication d’une enquête de l’ONG concluant qu’"Israël commet un génocide contre les Palestiniens et Palestiniennes à Gaza"
. Elle est également à l'initiative d'une loi présentée comme voulant lutter contre les "formes renouvelées d’antisémitisme"
, pointée du doigt comme un moyen de criminaliser les soutiens au peuple palestinien et critiques d'Israël. La députée a également diffusé sur son compte au moins une vidéo de la Diaspora Defense Force de Frank Tapiro, comme ici, pour cibler un journaliste du Monde.
Emojis coeur
L'emballement aurait pu s'arrêter là. C'est alors que la directrice de la communication du groupe France Télévisions, Muriel Attal, entre en scène. À 21h09, sur son compte X, elle répond publiquement à la députée des Français de l'étranger : "On a immédiatement réagi Caroline. La direction de l’info et ftv ont été des lucky luke :)"
, le tout accompagné d'un emoji coeur.
Ce tweet, plus que maladroit, donnant par ailleurs le sentiment d'une forte proximité entre les deux femmes, va être repris pour prouver la collusion supposée entre la députée Renaissance et la direction de France Télévisions. "Est-il normal que la directrice de la communication de
@franceinfo
s’adresse de la sorte à une députée ? Pouvons-nous avoir confiance en la parole de ces médias ?",
s'interroge un internaute à l'instar de centaines d'autres qui pointent une "collusion nauséeuse !".
Les Insoumis se jettent sur l'occasion. Aymeric Caron et Rima Hassan exhument des tweets de la cadre de France Info cherchant à pointer ses accointances politiques, et la député européenne va jusqu’à réclamer le licenciement de Muriel Attal.
Contactée par ASI, Muriel Attal reconnaît volontiers avoir "fait une erreur",
et l'assume. Elle soupèse désormais chacun des mots qu'elle utilise au téléphone avec nous et explique son tweet comme une tentative de "com de crise" pour éteindre la polémique le plus vite possible. Comme ASI a pu le constater, celle qui siège au comité de direction de France Télévision a bien tenté de faire le"SAV" de la chaîne ce soir-là. À un internaute qui l'interpelle sur sa proximité apparente avec la députée, elle répond que "sur les réseaux c'est plus facile"
. À un autre qui tique sur le terme "lucky luke"
, elle affirme que c'était une façon de signifier que la "bêtise"
avait été "rectifiée rapidement".
Rapidement dépassée par l'ampleur de la polémique, elle finira par passer son compte en privé et supprimer son tweet familier et inapproprié. Elle fait preuve d'un certain sens de l'auto-dérision ("les cordonniers sont les plus mal chaussés")
mais sa "boulette" (sic), lui a valu, en plus d'une vague d'indignation, de nombreuses attaques antisémites. Elle affirme en avoir reçu "des milliers"
. Si ASI n'a pas été en mesure de confirmer ce chiffre, nous avons pu constater des dizaines d'entre eux, particulièrement haineux. Interrogée sur ses liens avec Caroline Yadan, elle dit seulement vaguement la connaître "mais ce n'est pas une amie !".
À propos de ses anciens tweets pointés, elle reconnaît avoir partagé des publications de "personnalités engagées"
mais nie tout "soutien politique"
à quiconque.
Plusieurs journalistes et salariés de la chaîne d'info publique ont confié à ASI leur malaise suite à ce tweet : "Elle a donné l'impression d'une servilité totale face au politique, ce qui nuit lourdement à l'image de l'ensemble des rédactions de franceinfo", dit l'un d'eux. "Dans un contexte de défiance envers la presse, on n'avait franchement pas besoin de ça. De la part d'une professionnelle de la communication, c'est vraiment navrant", abonde un autre.
Antoine Chuzeville était présent ce lundi 27 janvier lors d'une réunion au sommet avec Alexandre Kara (directeur de l'information), Laurent Delpech (directeur de franceinfo TV) et Marc Cantarelli (directeur adjoint de la rédaction de franceinfo TV). Personne n'a commenté le tweet de Muriel Attal, Alexandre Kara a seulement dit "comprendre qu’il suscite le trouble"
. Un élément de langage bien retenu puisque la directrice de la communication du groupe regrette également que son tweet "ait pu susciter le trouble à la rédaction" : "Je suis navrée parce que cela peut jeter l'opprobre sur toute une rédaction intègre et rigoureuse"
, ajoute-t-elle.
Une simple "coquille" ?
Dans cette affaire, les indignés par l'erreur à l'antenne, tout comme ceux qui s'en félicitent, ont un point commun : ils considèrent plus ou moins implicitement que ce bandeau était le fruit d'une démarche volontaire, sans en avoir la preuve. "Merci", publie ainsi la députée européenne Rima Hassan sur X. "Bravo au responsable pour cet éclair de lucidité", renchérit Ersilia Soudais, avant d'ajouter que "l'État israélien est un état terroriste"
, puis "Honte à FranceInfo. C'est au peuple palestinien à qui vous devriez présenter vos excuses"
.
Pourtant, selon nos sources, le titre jugé problématique serait en réalité une simple "coquille"
. Antoine Chuzeville, confirme également à ASI qu'il s’agissait "très probablement d’une erreur humaine faite dans la précipitation"
. Ce que corrobore également la CGT dans un communiqué publié le 27 janvier : "Alors que cette rédaction tourne en sous-effectif chronique depuis des années, l'erreur est en embuscade, elle peut surgir à tout moment. C’est ce qu'il s'est produit samedi 25 janvier à 17h55 très précisément".
L'hypothèse d'une coquille, ou erreur, est renforcée par plusieurs éléments : d'une part, la présentatrice du journal, Cécile Bartoli utilise bien le terme "prisonnier"
, tout comme c'est le cas en bandeau, et dans les autres titres de la tranche. Dès 18h25, lors du rappel des titres suivants, les "200 otages palestiniens" ont disparu.
De plus, la teneur des publications partagées publiquement sur les réseaux sociaux par le rédacteur en chef de la tranche 17 - 20h, suspendu par France Info, qu'ASI a pu consulter, ne laisse que peu de doutes : ses opinions politiques sont à mille lieux de celles et ceux qui estiment que les "prisonniers"
palestiniens sont en réalité des otages.
Haro sur le service public
Malgré les excuses TGV de France Info, la polémique est méticuleusement alimentée par toutes celles et ceux pour qui l'audiovisuel public est un repère de gauchistes. Et ils sont nombreux. "
France DésInfo…"
( Éric Naulleau), "la chaîne woke du Service public"
(Élisabeth Lévy), "La tv publique d’extrême gauche que vous payez toujours comme des cons avec vos impôts"
(Gilles-William Goldanel) ; ou plus simplement "Juste l'immonde idéologie d'une radio publique !" (
Isabelle Balkany). "Nous ne laisserons pas le service public faire la propagande terroriste du Hamas avec nos impôts !" tweete l’association JFJ (Jeunesse Française Juive). "Ras le bol des abus de langage et de la désinformation de la gauche extrême et de ses proxys du service public!"
s'indigne le président du Fonds Social Juif Unifié (FSJU), Ariel Goldmann, suivi par Arié Bensemhoun, le patron du lobby pro-israélien, Elnet France : "
Le problème c’est que la rédaction de
@franceinfo
est infiltrée par des islamistes et des soutiens du
@hama
s".
Dimanche, CNews évoque la polémique toute la journée durant et recoit Caroline Yadan en duplex dans Midi News : "Qui s'est servi de la télévision publique payée avec nos impôts pour manipuler la vérité et reprendre ce narratif du Hamas".
Au fur et à mesure de la journée, toujours sur CNews, les langues se délient et l'on peut entendre "O
n est clairement dans une démarche militante !" ; "
ça révèle ce que pense une certaine partie des journalistes"
; "on sait aussi qu’au sein du service public il y a des gens d'extrême gauche et proches des positions du Hamas"
. En fin d'après-midi, Kevin Bossuet se lâche et décèle dans cette affaire un "entrisme islamogauchisme et woke au sein du service public"
avant de rappeler à quel point il est urgent de privatiser l'audiovisuel public.
La SDJ "balance sous le bus un salarié"
La société des journalistes de France Info a publié dès le dimanche un communiqué dans lequel elle "
regrette profondément cet incident et reconnaît l'importance de la précision dans le traitement de l'information, particulièrement dans un contexte aussi sensible"
et d'ajouter "nous saluons la réactivité de la direction et nous présentons, au nom de toute la rédaction, nos plus sincères excuses à nos téléspectateurs".
"C'est vraiment la société des journalistes qui a pondu ce surprenant texte de contrition… ou c'est la chefferie de la chaîne qui l’a dicté en profitant d’une journée de weekend peu fréquentée ?
" s'interroge sur X l'ancien directeur de la rédaction de France 3 et élu au comité national du SNJ, Christian Dauriac et d'ajouter auprès d'ASI "une SDJ qui enfonce l'un des siens et se désolidarise de lui sans même l'avoir entendu et qui fait ce que lui demande la hiérarchie sort de son rôle",
résumant ainsi le malaise palpable au sein des journalistes de la chaîne avec qui ASI a pu s'entretenir. Plusieurs estiment que la SDJ a "jeté le journaliste sous le bus"
, en n'ayant aucun mot pour lui et en se contentant de soutenir la réaction de la direction. L'un d'eux nous confie son malaise : "Je trouve ça franchement déplorable de faire d'un confrère une sorte de brebis galeuse, comme ça a été fait à la fois par la direction et la SDJ. Il aurait été au moins opportun de laisser à la personne concernée le bénéfice du doute le temps d'une enquête"
.
Cet emballement surdimensionné suite à ce qui semble être non pas un geste politique, mais une coquille d'antenne, et dont les raisons profondes - précipitation, méconnaissance du sujet ? - restent à déterminer, a fait beaucoup de bruit. Et brouillé par la même occasion un sujet de fond essentiel sur le choix des mots dans les rédactions, comme le note une journaliste de la chaîne : "Il ne l'a pas fait exprès, mais ce journaliste suspendu a amorcé sans le savoir une discussion éditoriale légitime"
.
Contactés, ni Marc Cantarelli, le directeur adjoint de la rédaction de franceinfo TV, ni le rédacteur en chef suspendu, ni la SDJ de france info n'ont répondu à nos sollicitations.
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