Lautner, les ortolans, et le boeuf gros sel
A l'unisson pour une fois, les chaînes et les réseaux sociaux se sont transformés en vaste concours de citations. A l'observatoire multimédia des hommages d'@si, saluons "les cons ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnait" (cité 214 fois), "j'ai connu une Polonaise qu'en buvait au petit déjeuner" ( 184 fois), etc.
Passons sur le fait que, pour rendre hommage au réalisateur (Lautner), on ne cite que l'auteur des dialogues (Audiard). Comment faire autrement ? Les Tontons flingueurs, que France 2 re-re-re-rediffusait dimanche soir, ne sont qu'un feu d'artifice de répliques-culte, récitées par des comédiens qui s'efforcent d'enchaîner les positions et les mimiques les mettant en valeur le mieux possible. Supprimerait-on l'image, et ne garderait-on que la bande-son, que le film n'y perdrait pas sa principale qualité de divertissement. Précisions : de divertissement de mecs, pour mecs. Il suffit de voir la scène dans laquelle Ventura fait connaissance avec la (forcément) charmante et insupportable péronelle qu'il est chargé de protéger, pour réaliser que ce cinéma n'avait pas trouvé à l'époque comment filmer cet objet étrange : une femme, et les multiples réactions en chaîne que son apparition ne manque pas de déchaîner. Manifestement, il ne se posait même pas la question, la femme étant considérée par défaut comme une sorte d'homme, avec les options moues, caprices et humeurs.
N'empêche, Lautner est au Panthéon du cinéma. On ne peut que remarquer le contraste entre cette unanimité, et le bruyant silence officiel à la mort de Gérard de Villiers, contraste qui marque la frontière entre le populaire "acceptable", et celui qui ne l'est pas. Cette unanimité offre aussi un saisissant contraste avec la condescendance qui, à l'époque, accueillit à leur sortie les films de Lautner-Audiard. Il faut relire aujourd'hui les pincettes du critique du Monde, Jean de Baroncelli à la Sortie des Tontons, en 1963 : "cinéma commercial", "cinéma digestif", "film mineur","situation donnée une fois pour toutes, et qui n'évolue guère", etc. Si Baroncelli accorde à Lautner un savoir-faire d'artisan ébéniste du rire, c'est pour l'enfermer à double tour dans la case, lui reconnaissant surtout, en fait, le mérite de ne pas chercher à en sortir. "Tout cela ne nous entraîne évidemment pas sur les sommets de l'art. Mais on ne se nourrit pas tous les jours d'ortolans. Et le bœuf gros sel a du bon".
La sanctification posthume du "cinémadaudiard" est passée par là. Des politiques aux éditorialistes, admiration obligatoire aujourd'hui. Combien de temps faut-il ? Vingt ans ? Trente ? Cinquante ? En tous cas, il semble interdit aux élites d'émettre la moindre critique sur un cinéma "populaire". On peut y voir, au choix, la hantise de rattraper les goûts d'un "peuple" insaisissable, ou la nostalgie d'un temps où l'on pouvait être "populaire" sans une ombre de racisme ou de mauvaise pensée.
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