Matignon : l'aimable série d'été du Monde
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Matignon : l'aimable série d'été du Monde

Ouf ! C'est fait, c'est dit, c'est avoué, en toutes lettres, Emmanuel Macron ne nommera pas (dans l'immédiat) Lucie Castets à Matignon.

Qui l'eût cru ? Pas les lecteurs du Monde, en tous cas. A quoi assistons-nous depuis les législatives ? A une forme étrange de coup d'Etat présidentiel rampant, visant à un but : empêcher le Nouveau Front Populaire, arrivé en tête mais loin de la majorité absolue, de tenter de former un gouvernement et d'appliquer un programme de gauche. 

Coup d'Etat ? Le pouvoir a commencé par admettre les ministres démissionnaires à participer à l'élection de la présidente de l'Assemblée. Ils continuent de gouverner, quasiment comme avant les élections, sous prétexte d'expédier "les affaires courantes". Et, du 24 juillet à la semaine dernière, Emmanuel Macron a refusé de prononcer le seul nom de Lucie Castets. Fin de cette séquence ce lundi soir 26 août, avec cette déclaration d'Emmanuel Macron selon laquelle il ne nommera pas Lucie Castets à Matignon, pour préserver la "stabilité institutionnelle".

Quelles que soient les circonstances, assurément exceptionnelles, plusieurs principes constitutionnels ont ainsi été violés, à commencer par...la séparation des pouvoirs : quand Gabriel Attal prend une initiative, par exemple budgétaire, est-ce le premier ministre démissionnaire, ou le président du groupe parlementaire du camp présidentiel, comme on l'appelle maintenant qu'il est impossible de l'appeler la majorité, qui est à la manoeuvre ? 

Le journaliste, historien de l'instant, a la rude tâche de trouver en direct les mots exacts pour qualifier ce qu'il sait, et ce qu'il voit. Comment un des principaux quotidiens français, Le Monde, dans ses articles et ses titres, décrit-il depuis le 24 juillet ce coup d'Etat rampant ? 

Le 24 juillet, donc, après une interview du chef de l'Etat sur France 2 et Radio France, Le Monde titre: "Emmanuel Macron reporte la formation d'un gouvernement à l'après-JO"

Sans jamais les expliciter, l'article laisse transpirer les ambiguïtés présidentielles. Si Le Monde note "l'exaspération" de Macron  envers l’alliance de la gauche, souligne les amabilités du président à l'égard du RN -« le parti qui est arrivé en tête à ces législatives, c’est le Rassemblement national [RN]. On doit l’entendre et le respecter »- souligne que "Macron en profite pour glisser que « ça n’est pas une bonne chose » que la formation d’extrême droite ne soit pas représentée dans les postes-clés au Palais-Bourbon, et critique l’attitude de députés " insoumis", refusant de serrer la main d’un représentant de l’extrême droite, le journal ne souligne pas explicitement, et a fortiori ne titre pas, sur l'événement le plus significatif de cet entretien télévisé :  Macron n'a pas même prononcé le nom de Lucie Castets (annoncé une heure avant cet entretien en direct, il est vrai).

Le 30 juillet, Emmanuel Macron n'ayant toujours pas pris acte de la proposition de la gauche, Le Monde choisit de titrer : "Emmanuel Macron profite de la "trêve politique" pour murir son plan pour Matignon". Ainsi nait la fiction selon laquelle le président a les cartes en main, un plan, même si ce plan n'est pas encore "mûr". Pour le moins prématuré. Toujours aucune dénonciation explicite du coup d'Etat rampant en cours. Au contraire, le journal décrit en détail l'agenda présidentiel, comme s'il admettait implicitement que c'est bien la surcharge de cet agenda qui, hélas, interdit toute prise de décision.

"Emmanuel Macron est parti prendre l’air de la mer. Quoi de mieux que de laisser son regard filer sur l’horizon pour réfléchir, seul, à la fin de son quinquennat ? Aperçu, dimanche 28 juillet, au fort de Brégançon, la résidence de villégiature présidentielle à Bormes-les-Mimosas (Var), où il a rejoint son épouse, le chef de l’Etat entame, pour une quinzaine de jours, des vacances familiales « en gruyère », comme les décrit l’Elysée. Après avoir assisté à la cérémonie d’ouverture époustouflante des Jeux olympiques de Paris, vendredi, le président de la République promet de faire d’ici à la fin de la compétition, le 11 août, quelques sauts de puce dans la capitale pour féliciter les athlètes français médaillés".

Dans un intertitre, le journal souligne que "Lucie Castets s'accroche" (comme une moule à son rocher ?) puis : "Emmanuel Macron peine à masquer son peu d’enthousiasme pour cette énarque parisienne, inconnue du grand public. L’Elysée s’agace de la posture jugée vindicative de la trentenaire qui entend appliquer le programme du NFP, comprenant le rétablissement de l’impôt sur la fortune ou l’abrogation de la réforme des retraites."

"Peu d'enthousiasme", donc pour une "inconnue" et "vindicative" de surcroit. Le Monde attendait-il que le président accueille avec "enthousiasme" le SMIC à 1600 euros, et l'annulation de la réforme des retraites ? Pourquoi ne pas titrer : "Macron fera tout pour bloquer le programme du NFP" ?

Nouveau titre lunaire le 12 août : "Avec la fin de la "trêve olympique", la recherche d'un premier ministre reprend". Ce qui reprend surtout, c'est l'obstination présidentielle à éviter la nomination de Lucie Castets. Mais les vraies informations du journal sont ailleurs :  "Au téléphone, Macron a testé une poignée de noms (Xavier Bertrand, Michel Barnier, Bernard Cazeneuve, Jean-Louis Borloo…) devant ses interlocuteurs réguliers, mais sans rien dévoiler de ses intentions". Considérant manifestement ces noms comme crédibles, à aucun moment Le Monde ne rappelle qu'aucun de ces noms n'est susceptible de rassembler une majorité au Parlement.

Aucune critique de la temporisation présidentielle ? Mais si. On la trouve dans la bouche d'un interviewé : "une anomalie démocratique, note l’ancien conseiller de François Hollande, Gaspard Gantzer". L'opposition de Sa Majesté ne saurait être plus courtoise.

Au détour de cette enquête, les objectifs stratégiques du chef de l'Etat montrent pourtant le bout du nez : "Dans le camp présidentiel, on redoute en effet que Marine Le Pen décide de ne pas censurer tout de suite un tel gouvernement, ce qui laisserait à ce dernier le temps de « faire n’importe quoi », selon les mots d’un ministre macroniste, sur les retraites ou la fiscalité, par exemple, ce que le chef de l’Etat veut à tout prix éviter"

"S’il entend mettre en scène un « parfum de cohabitation » avec son nouveau chef de gouvernement, qui ne devrait donc pas être l’un de ses amis, Emmanuel Macron se refuse à tout changement de politique sur le fond." Il aura fallu un mois, mais c'est dit. même si les mots abus de pouvoir, vol d'élection, ne sont pas prononcés. Et pourquoi ne pas titrer sur "l'anomalie démocratique" ou le "parfum de cohabitation" recherché, qui qualifient mieux la situation ?

Le 17 août, presque un mois après le 24 juillet, ("Pourquoi Emmanuel Macron n'en finit pas de prendre son temps"), ce retard est enfin jugé "inédit et troublant", et la situation des ministres démissionnaires "inhabituelle". Il "frôle la désinvolture" ose le journal. "Désinvolture" : le registre est celui des bonnes manières . "Emmanuel Macron aime étirer le temps par confort personnel, parce qu’il déteste qu’on lui dicte son tempo. Pour affirmer son pouvoir, parfois sans considération pour autrui. Pour occuper l’espace et donner le sentiment qu’il va régler un sujet, alors qu’il ne fait que repousser son traitement.t". Et cette anecdote, terrible « Il se prend pour un roi, mais il n’est même pas fichu d’arriver à l’heure… », s’était désolé auprès du Monde un ancien combattant présent aux commémorations du Débarquement en Normandie, le 6 juin".

Mais alors, si Castets ne devait pas être nommée, qui ?  Sans avoir l'air d'y toucher, le 21 août, sous le titre : "la  hype soudaine de Karim Bouamrane" le journal remarque que...plusieurs de ses confrères (rien moins que le New York Times , Die Welt, et Le Figaro Magazine) ont envisagé l'hypothèse de la nomination à Matignon du maire socialiste de Saint-Ouen (93). "Percée médiatique fulgurante", "solides appuis" (notamment Julien Dray, invité récurrent de CNews) : Bouamrane, selon Le Monde, "ne se drape pas dans des pudeurs de gazelle quand on évoque devant lui Matignon". Seule information manquante dans ce portrait : le "fils de maçon marocain" a dit clairement qu'il soutenait la candidate de son parti, une certaine...Lucie Castets. Caramba, encore raté !

Enfin, le 23 août, ça bouge. Le président convoque les chefs politiques. "A la recherche d'un Premier ministre, Emmanuel Macron  consulte les forces politiques" : fidèle à sa fiction, Le Monde feint de croire que ces consultations sont de vraies consultations, après lesquelles le président pourra "trancher". Hélas ! La droite et les macronistes n'en démordent pas : tout gouvernement comprenant des ministres LFI sera immédiatement censuré. "La journée qui a servi à écarter Lucie Castets", titre d'abord le journal, le 24 août, enterrant déjà la candidate. Un peu prématurément. Il doit modifier son titre sous la pression des réseaux sociaux : comment la journée a "éloigné" Lucie Castets de Matignon.  

Que Le Monde, comme quasiment toute la presse des milliardaires ne croie pas à la nomination de Castets, qu'il ne la souhaite pas, qu'il la juge irréaliste, c'est dans l'ordre des choses. Mais pourquoi ne pas le dire clairement, plutôt que de le fictionnaliser au fil d'une aimable série d'été, comme le journal les affectionne (et les réussit souvent) ?

Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

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