La bagnole, cet eldorado télévisuel
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La bagnole, cet eldorado télévisuel

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"Surpuissante", "impressionnante", "légendaire", la bagnole fascine les chaînes de télé. Ces derniers mois, de nombreux documentaires ont été consacrés à Tesla, Renault, Citroën, mais aussi l'autoroute A7, l'autoroute A89, sans oublier l'incroyable épisode sur l'A40 (une "autoroute céleste qui tutoie les cimes"). Des documentaires d'un autre temps, qui nous vendent le "grand frisson", la "liberté", de la "magie", "beaucoup d'émotions" grâce à des "épopées incroyables" et des "défis XXL". Oui, en continuant à véhiculer un imaginaire anachronique, totalement déconnecté des enjeux d'aujourd'hui, la télé reste un véritable eldorado pour le secteur auto. Qui le lui rend bien.

On ne sait pas si les habitants de Passy, en Haute-Savoie, regardent de temps en temps RMC Découverte. Mais si c'est le cas, certains ont dû tomber de leurs skis en zappant sur l'une des multiples rediffusions du documentaire intitulé "A40, l'autoroute des Titans". L'A40, c'est l'autoroute située juste en contrebas de leur commune et dont le trafic incessant de camions participe, avec les rejets industriels et le chauffage au bois, aux pics de pollution dans la vallée de l'Arve. Des pics si fréquents que l'Etat vient d'être condamné par la justice pour ne pas avoir pris suffisamment de mesures pour lutter contre cette pollution.

Mais ce n'est pas du tout le sujet du documentaire de RMC Découverte qui préfère voir dans l'A40 un "défi technique à nul autre pareil", une "autoroute hors-norme" comprenant des "viaducs titanesques" qui en font "l'autoroute du grand frisson".

Pour bien comprendre l'ampleur du chantier, sobrement qualifié de "plus grande épopée du génie civil français au XXe siècle", RMC Découverte n'a pas lésiné sur les comparaisons. L'A40 ? C'est "12 km d'ouvrages exceptionnels, l'équivalent de 38 Tours Eiffel couchées sur seulement 30 km de distance".

C'est aussi une autoroute qui "démarre à une altitude de 167 mètres à Mâcon pour atteindre près de 1270 mètres à la hauteur du tunnel du Mont Blanc soit un dénivelé de 1,1 kilomètre". Ça ne vous parle pas ? C'est "l'équivalent de six Tours Montparnasse empilées", précise la voix off. 

Bref, ce fut un "chantier pharaonique", pour un résultat épatant : une "autoroute céleste, accrochée à la roche, qui tutoie les cimes des montagnes du Jura et des Alpes".

Si l'A40 est incroyable, que dire de l'A89 et de l'A7 ? La chaîne a consacré deux autres documentaires à ces axes où il y a beaucoup de voitures et de péages (mais on ne vous en dit pas plus, on ne voudrait pas vous spoiler).

Les émissions sur les bagnoles, c'est un classique du genre. À la télé, il y en a partout. La semaine prochaine par exemple, vous pourrez revendre votre véhicule d'occasion grâce à "Wheeler Dealers France" (RMC Découverte), passer (encore sur RMC Découverte) "100 jours avec les dépanneurs de l'autoroute" (la chance) ou une simple soirée avec "les reines de la route" (6ter). Vous pourrez aussi apprendre à restaurer une épave grâce à "Top Mécanic" (RMC), tester de nouveaux modèles de berline avec Jeremy Clarkson (ex-présentateur de Top Gear sur la BBC) ou venir en aide à un garagiste (toujours sur RMC) avec Vincent Lagaf' (encore lui !).

Sans oublier l'émission la plus ancienne de la télé, hors JT et Jour du Seigneur, qui n'est autre que… Automoto, diffusée le dimanche matin sur TF1 depuis 1975. Une émission qui zoome systématiquement sur des pots d'échappement (vrouuuum) et pour qui le montant du malus écologique sur les SUV "est délirant" (émission du 23 février).

Bref, les programmes autos, c'est tous les jours. Mais ces derniers mois, plusieurs constructeurs automobiles ont eu le droit à leur documentaire exclusif. En octobre 2024 et janvier 2025, RMC Découverte a par exemple consacré deux soirées à Tesla et Citroën, et Prime Video a carrément produit une mini-série sur Renault, intitulé "anatomie d'un come-back".

Des programmes qui carburent aux superlatifs

Point commun de ces programmes ? On nous vend systématiquement un futur radieux dans des bolides qui fonctionnent à l'électrique et aux superlatifs. Par exemple, la Tesla roule grâce à des "moteurs fiables et surpuissants" et est "plus rapide qu'une formule 1 en accélération pure" (ce qui est toujours pratique quand on est en retard pour déposer les enfants à l'école).

Dans la série "on n'en fera jamais trop", les Tesla comme les voitures électriques de Citroën ne sont pas fabriquées dans des usines classiques, mais dans des "usines gigantesques". Celle de Tesla est "grande comme 100 terrains de football". Celle de Citroën est encore mieux, avec une surface "équivalente à celle de 102 Stades de France" (ce qui doit faire à la louche 10 Tours Montparnasse et 8 Tours Eiffel).

Dans l'industrie auto de RMC, tout doit être gros, robuste, aussi costaud et grandiose que le conducteur. Pour mouler ses carrosseries par exemple, Tesla n'a pas simplement une presse, mais "une giga presse", "un colosse de métal, ultra perfectionné" qui fait de la marque "le constructeur automobile le plus rapide de la planète". À moins que ce soit Citroën, qui a du lourd aussi : son moule est un "mastodonte de fonte" utilisant "une bobine d'acier de 25 000 kilos" (oh là là, mais c'est énooorme !) pouvant être déplacée avec "une grue capable de soulever 40 000 kilos l'équivalent d'un Airbus A320" (Oh là là, mais c'est...). Des chiffres et une vitesse d'exécution rappelés dans des panneaux tout aussi gros.

Grâce à ces équipements, ces méga usines hyper grosses produisent "un nombre de véhicules astronomique", à un rythme "hors norme", grâce à des "chaînes d'assemblage XXL". De quoi laisser admiratifs tous les experts autos interrogés dans ces documentaires : "Une usine automobile, c'est un miracle permanent", assure l'un d'entre eux. Tout le récit est ponctué de témoins qui n'ont pas assez d'adjectifs pour vanter la réussite de ces constructeurs… puisque ces "experts" sont tous des salariés ou anciens salariés de ces marques automobiles.

Dans ces programmes, tout est centré sur la prouesse technologique. RMC Découverte nous décrit un monde "totalement futuriste où la technologie est omniprésente", où "le ballet des robots est très impressionnant".

Mais compter les tonnes d'acier ne suffit pas pour attirer les futurs acheteurs de ces véhicules. La bagnole, c'est pas seulement un moyen de transport, l'industrie auto, pas simplement une industrie. Non, dans l'imaginaire des constructeurs et de RMC Découverte, l'automobile, c'est avant tout une "aventure". Citroën ? C'est "un constructeur de légende", "une épopée absolument incroyable depuis plus de 100 ans", "une marque qui a accompagné les grandes heures de notre histoire et mis la France sur quatre roues", "c'est une expression du génie français".

Renault ? "C'est un immense morceau de l'histoire de notre pays. C'est la pop culture française, c'est des madeleines de Proust comme Bernard Hinault, le Tour de France, Alain Prost, la formule 1…"

C'est tout ça à la fois, et même un peu plus car une bagnole, ce n'est pas simplement quatre roues, un pare-brise et des clignotants. C'est une œuvre d'art. Interrogé par Prime Vidéo, le designer de la nouvelle R5 électrique a des références : si la R5 Turbo est si stable, c'est parce qu'elle est conçue comme… une pyramide. Sans blague.

Explications : "Quand on observe la peinture classique, académique, la composition en pyramide, c'est la chose la plus stable, nous explique le numérobis de Renault. On peut remonter dans l'histoire de l'art jusque dans l'Antiquité, on peut retrouver ces pratiques là et donc ça donne les bons codes dans le monde d'aujourd'hui d'une voiture rassurante, bien campée sur ses roues, bien posée sur la route."

La R5 est donc une pyramide, avec un petit truc en plus : elle a aussi... des yeux. "Retravailler le regard, les yeux de la R5", c'est ce qui a été le plus compliqué d'après le designer.  Les yeux de la R5, "c'est ce qui donne ce côté complètement charmant à la voiture. On va avoir une connexion émotionnelle à travers cet échange de regard", nous explique cet expert qui a visiblement passé trop de temps le nez contre des pots d'échappement.

L'auto c'est bien, le PDG, c'est encore mieux

Prime Video est allée encore plus loin que RMC Découverte dans sa série intitulée "Renault, anatomie d'un come-back"Une série qui entre dans les coulisses du constructeur automobile dont on pourrait penser qu'il s'est spécialisé dans les tondeuses à gazon, tant il y a de verdure à l'image...

Dans cette série en quatre épisodes, les voitures Renault sont bien évidemment exceptionnelles, mais le dirigeant du groupe l'est encore plus. Oui, le personnage principal n'est pas Renault, mais bien celui qui a sauvé le constructeur français, au bord de la faillite en 2020. 

Luca De Meo ? "C'est un véritable capitaine d'industrie, mais pas seulement, explique un journaliste auto (qui est aussi le producteur de la série de Prime). C'est aussi un passionné d'automobile et depuis l'enfance. C'est ce que les Anglais appellent un «car guy» et il est à l'écoute comme un ingénieur mais aussi comme un fan de voiture et ça passe par des sensations". Des sensations ? "Il va inspecter centimètre par centimètre du modèle qu'on lui présente. Il va en ouvrir la portière, délicatement, plus fermement, être à l'affût du moindre bruit parasite. Il veut que tout fonctionne à merveille." Des propos calqués sur des images exclusives de l'inspection du véhicule par le PDG...

Reste une dernière question : pourquoi ces chaînes et ces plateformes font-elles ça ? Pour l'audience ? Pour attirer les fans de bagnole et les inconditionnels de l'autoroute A40 ? Si Prime Video, comme toutes les plateformes, ne communique pas sur l'audience de ses programmes, on peut d'ores-et-déjà vous dire que les docs de RMC Découverte, multi-rediffusés, sont très peu vus. En janvier 2025, "Tesla, les secrets de sa voiture électrique" a été suivi par seulement 233 000 fans d'Elon Musk (qui apparaît peu à l'écran) plaçant la chaîne 15e de la TNT ce soir-là. En octobre 2024, même punition pour Inside Citroën (avec seulement 238 000 téléspectateurs, la chaîne était 17e).

Non, si les télés produisent ces programmes promotionnels pour le secteur auto, c'est vraisemblablement parce que les constructeurs automobiles sont les plus gros annonceurs à la télévision. Et c'est important de prendre soin d'un annonceur. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : la télévision absorbe 52% des dépenses publicitaires du secteur automobile, soit 1,7 milliard d'euros en 2023. Un chiffre colossal qui explique l'omniprésence des pubs de bagnoles à la télé. Selon un rapport de WWF, repris par l'association Résistance à l'agression publicitaire (Rap) et déjà relayé par ASI, en 2019, le secteur automobile finançait, accrochez-vous, "8h45 de publicités télévisées par jour, toutes chaînes confondues" et parmi ces 8h45, 43% du temps d'exposition concernait les SUV, si décriés.

Bref, dans un contexte économique difficile, les relations entre la télé et les constructeurs autos sont consanguines. La télé a évidemment besoin de cet argent, et le secteur auto a besoin de la télé pour continuer à véhiculer son imaginaire obsolète. À l'aune de ce qui se profile, du changement climatique, de la raréfaction des ressources disponibles, la télé continue de vanter un imaginaire qui n'est plus soutenable. Cette vision technophile écarte toute réflexion sur les enjeux écologiques, sur la mobilité douce, sur la pertinence même de la voiture électrique. Selon la télé, l'avenir de l'automobile s'annonce radieux, il suffira juste de rouler en Tesla au milieu des fleurs…

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