Territoires vivants de la République : "On n'a pas de lunettes roses !"

Arrêt sur images

A force que la formule soit répétée, ressassée, déclinée, elle avait fini par prendre la force d'une évidence. Il y aurait dans la République des territoires perdus, les banlieues pauvres. Il a fallu attendre 16 ans pour que la riposte arrive sous la form(...)

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L'émission
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  • Avec
    Camille Taillefer et Elsa Bouteville et Amaury Pierre
  • Presentation
    Daniel Schneidermann et Lynda Zerouk
  • Préparation
    Lynda Zerouk et Adèle Bellot
  • Réalisation
    Manuel Vicuna et Sébastien Bourgine
Offert par le vote des abonné.e.s
A force que la formule soit répétée, ressassée, déclinée, elle avait fini par prendre la force d'une évidence. Il y aurait dans la République des territoires perdus, les banlieues pauvres. Il a fallu attendre 16 ans pour que la riposte arrive sous la forme d'un recueil de témoignages d'enseignants titré cette fois "Territoires vivants de la République". Les enseignants, dont les témoignages redonnent le moral, ne voient-ils pas de leur côté la réalité avec des lunettes un peu roses ? C'est la question que nous posons à nos trois invités, enseignants en banlieue parisienne : Camille Taillefer, professeure d'Histoire-géographie au lycée ; Amaury Pierre, professeur d'éducation musicale au collège, et Elsa Bouteville, professeure des écoles.

Territoires perdus de la République

En 15 ans, l'expression "territoires perdus la République" s'est imposée dans l'espace médiatique et politique. Un montage montre combien la formulation a fait mouche auprès des femmes et hommes politiques de tous bords : Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy, Najat Vallaud-Belkacem et même Emmanuel Macron. Soupirs sur le plateau. " Je trouve dommage de parler de reconquête des territoires, ça laisse entendre qu'il y avait effectivement des territoires perdus", déplore Camille Taillefer, professeure d'Histoire-géographie au lycée. Ce sont toutes les idées reçues sur ces territoires que les co-auteurs de Territoires vivants de la République (Editions La Découverte, 2018) battent en brèche. Et parmi ces nombreux préjugés, cette idée "d'une certaine complaisance avec le terrorisme islamiste". C'est ce que montrent différents reportages, par exemple dans les JT de France 2 et de TF1, relayant les quelques perturbations de la minute de silence dans certains établissements de banlieue après l'attentat contre Charlie Hebdo. "Je n'ai pas du tout eu de perturbations dans mes classes de BTS à l'époque, conteste Taillefer. Au contraire, des étudiants sont tout de suite venus me dire, c'est pas ça l'Islam, en essayant de se justifier, conscients que cet attentat allait les stigmatiser encore plus." 

"Je crois que je suis un Kouachi"

Au lendemain de ces attentats, Elsa Bouteville a filmé ses élèves de CP. Il en ressort un documentaire de 60 minutes, intitulé Tous à l'école de Charlie, immersion entre les quatre murs de cette classe, comme l'illustre un extrait diffusé sur le plateau d'Arrêt sur Images. On entend, Hubert, six ans, se livrer à sa maîtresse : "Je crois que je suis un Kouachi", lui dit-il dans un conciliabule de quatre minutes . Pourquoi cet enfant a fini par s'identifier aux deux tueurs de Charlie Hebdo ? Comment réagir face à cette phrase choc ? "Tout au long de l'année scolaire, je lui ai répété que ce n'était pas un méchant, explique Bouteville. Il y a tout un travail avec lui pour le réintégrer dans la classe et  lui faire comprendre qu'il va réussir." 

"le jeu du dévoilement"

Autre idée reçue sur ces territoires supposés perdus :  les atteintes  à la laïcité. Elles seraient de l'ordre de 30 signalements par jour selon le ministre de l'éducation Jean-Michel Blanquer. "Je trouve cette plateforme de signalisation tendancieuse parce qu'elle repose sur de la dénonciation et c'est limite", précise Amaury Pierre qui demande par ailleurs  : "Qu'est-ce qu'on considère exactement comme une atteinte à la laïcité ?" Libération a d'ailleurs enquêté à ce sujet et révélé le grand flou autour des chiffres avancés par le Premier ministre et la nature des signalements. Pour Taillefer, il y a bien des moments "où on voit des jupes qui rallongent, des cheveux qui se couvrent un peu plus et puis ensuite tout un jeu de dévoilement. Ce jeu consiste à  franchir le seuil du portail de l'école la plus couverte possible et ensuite de se découvrir petit à petit. Sachant qu'à l'arrivée dans l'établissement, si les filles restent couvertes, on va les rappeler à l'ordre." La professeure poursuit : "Je n'ai aucune lunette rose. Mais je regarde ce procédé avec amusement, et je montre par mon regard que je sais que c'est un jeu et que je suis là pour marquer la limite en disant  c'est interdit." 

L'impossibilité d'enseigner la Shoah ?

En juillet dernier, le Premier ministre Edouard Philippe rappelait combien il est difficile d'aborder certains pans de l'Histoire dans les établissements des quartiers populaires. "J'ai jamais rencontré de difficulté pour faire le cours, témoigne Taillefer. Il arrive que des élèves  nous questionnent sur la concurrence des mémoires, on me dit quand est-ce qu'on va traiter de l'esclavage madame, alors je rappelle que la Shoah a marqué les consciences européennes, que ça s'inscrit dans notre histoire nationale, que je suis prof d'histoire et qu'en Histoire on n'est pas sur la mémoire."  Et qu’en est-il de l’enseignement de la Shoah au collège ? "Avec mes classes, nous avons participé au CNRD (Concours National de la Résistance et de la Déportation) et nous n'avons jamais rencontré une difficulté particulière pour enseigner la Shoah" assure Amaury Pierre. 

Réécriture des programmes d’Histoire

Exemple parmi d'autres, François Fillon en 2015 s'était farouchement opposé au choix d'introduire l'Islam dans les programmes scolaires. "Justement, l'Islam a été retiré en 2016 de tous les programmes de primaire, déplore Bouteville. Or si on enseigne les religions, il faut enseigner les trois principales." Elle confie sur notre plateau, qu'elle a donc fait le choix "de sortir du programme pour aborder l'Islam." Par ailleurs, elle contredit fermement "ceux qui sous entendent qu'on met en place des programmes au rabais parce que dans ces territoires, il faut se contenter de peu et abaisser le niveau pour les élèves. Au contraire, plus on fait de la qualité, plus on essaie de mettre un niveau d'exigence fort et plus les élèves suivent. Je n'hésite pas une seconde à faire réciter des poèmes de Victor Hugo à mes classes", conclut-elle. "Nos élèves adorent l'exigence, plus on pousse, plus ils en veulent, " renchérit Amaury Pierre. 

Comment se manifeste justement cette exigence dans les cours d'éducation musicale ? "Dans le chant, par exemple, au lieu de mettre une voix je vais en intégrer deux ou trois qui se croisent, qui sont parfois dissonantes, et musicalement sont assez pêchues", explique le professeur. "J'ai aussi construit un cours autour des Dies Irae", poursuit-il. Cette mélodie religieuse est utilisée dans l'office catholique. On écoute un extrait de quatre versions successives sur le plateau avant que le professeur revienne sur "les réactions" de ses élèves face à ces chants religieux. 

Dernier thème récurrent : le sexisme

Camille Taillefer découvre stupéfaite un extrait de Dossier Tabou diffusé sur M6 montrant le sexisme dans les établissements des quartiers populaires. "Si on a écrit Territoires Vivants de la République et non LES territoires, c'est parce qu'on ne stigmatise pas des territoires, clarifie l'enseignante. On essaie de dire que c'est ici comme ailleurs. On retrouve du sexisme et des discriminations partout dans la société et le lycée n'est pas hors sol." 

On termine justement sur cet ouvrage collectif co-dirigé par l'historien Benoît Falaize. Pour  Daniel Schneidermann, "il s'agit d'un des livres politiques les plus importants parus ces derniers années, un livre à lire absolument."


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