À la "Manche Libre", les LGBT n'ont plus le droit de cité
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À la "Manche Libre", les LGBT n'ont plus le droit de cité

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À la tête de La Manche Libre, premier hebdomadaire de France, la famille Leclerc, sorte de Bolloré normand, fait régner l’ordre et la peur. Les violences managériales et les consignes éditoriales réac anéantissent le potentiel des journaux du groupe et ruinent la santé des salariés. S’appuyant sur plus d’une vingtaine de témoignages, "Arrêt sur images" décrypte les méthodes de cette famille catholique conservatrice qui tente d’imposer ses obsessions sur un empire en extension.

Printemps 2023. Le Courrier de la Mayenne est racheté par la Manche Libre, propriété de la famille Leclerc. Environ un an plus tard, sept journalistes de l'hebdomadaire sur huit sont partis en faisant jouer leur clause de cession. "Au Courrier, on était hyper complémentaires, on s'entendait très bien. On avait la meilleure équipe et rien n'a été fait pour la conserver. On est tous dégoûtés", regrette Louis (*), un ancien journaliste. Une expression revient à la bouche de la plupart des ex-salariés pour résumer le bilan de l'opération : "Un énorme gâchis".

Que s'est-il passé pour qu'en seulement quelques mois, les nouveaux propriétaires fassent fuir la quasi-totalité de la rédaction ? La liste des griefs est longue à l'encontre de la famille Leclerc. Mais c'est d'abord le manque de communication et de transparence des nouveaux dirigeants qui a surpris, voire choqué les journalistes. "Ils ne sont jamais venus présenter le projet aux salariés, on a eu très peu d'infos", regrette une ancienne plume. Ni aux journalistes, ni à d'autres. "Il n'y a jamais eu un mot dans le Courrier de la Mayenne pour avertir les lecteurs du changement de propriétaire. Rien, que dalle, pas un message", appuie Louis. Le nouveau directeur de la rédaction, Louis-Vianney Leclerc se serait contenté d'indiquer aux journalistes que le changement était déjà visible au niveau de l'ours, l'encadré présent dans chaque journal et qui indique la liste des collaborateurs ayant participé à son élaboration. Et aurait même lâché, devant leur insistance : "On n'est pas pour une transparence totale auprès des lecteurs".

"Ne plus parler des LGBT"

La direction promettait de "ne rien changer" mais la bascule est rapidement intervenue au niveau éditorial, deux mois après l'arrivée des Leclerc au Courrier. En juin, un journaliste publie sur le site internet du journal un article annonçant la troisième édition de la marche des fiertés prévue à Laval le 1er juillet 2023. Le lendemain, l'article est dépublié. Dans la foulée, la rédaction reçoit l'instruction de "ne plus parler des LGBT". "C'était choquant, dénonce, amer, un ancien salarié. Ç'a été un tournant. On a compris qu'on ne pourrait plus traiter tous les sujets. Or, on est un journal de proximité, pas une presse d'opinion." Certes, les anciens propriétaires du Courrier, les De Guébriant, rataient rarement l'occasion de signer des éditos homophobes. En 2020, l'un d'eux avait d'ailleurs non seulement choqué l'association LGBT locale mais aussi des élus. Mais il existait une différence fondamentale avec les Leclerc, dont ils partagent pourtant les idées conservatrices : ces partis pris étaient circonscrits aux éditoriaux. "Ça ne débordait pas sur la rédaction. On bénéficiait d'une liberté éditoriale totale", assure François. Avec la famille Leclerc, le message est clair : les journalistes ne bénéficieront plus de cette liberté.

À la Manche Libre, cette ligne éditoriale réactionnaire est déjà en place depuis des années. S'agissant des personnes LGBT, la direction choisit alternativement de les invisibiliser ou de les dénigrer, via "une diatribe de religieux", selon Vincent (*) ou "une tribune de pseudo-universitaires", selon Léo (*), passé par le siège. Mais les minorités sexuelles ou de genre ne sont pas les seules concernées par ce traitement. Benoît Leclerc n'appréciant guère davantage les syndicats, ceux-ci "ne sont pas cités". "On parlera de «représentant syndical», mais on ne nommera pas le syndicat en question", explique Louis. "À une époque, il y avait interdiction formelle de citer la CGT", abonde Christophe. 

Selon l'humeur du patriarche, le couperet peut également tomber sur le personnel politique. Exemple en 2020. Cette année-là, le journal manchois organise une soirée de célébration de ses 75 ans. Le président de région, Hervé Morin, le président du Conseil départemental, Marc Lefèvre, ainsi que le sénateur de la Manche, Philippe Bas, sont invités. Mais les trois hommes politiques privilégient les vœux d'une intercommunalité prévus le même soir. Pendant des semaines après cet événement, "sans le dire clairement, il y a eu interdiction de les mettre en photo ou de nommer ces politiques-là, révèle Christophe (*). Soit on utilisait des photos d'illustration, soit on décalait les photos. On faisait des périphrases pour ne pas parler d'eux. Que des stratagèmes foireux ! On n'osait pas croire que c'était pour une raison aussi ridicule !" En bonne famille catholique conservatrice, les Leclerc surveillent aussi les sujets relatifs aux droits des femmes, en particulier l'interruption volontaire de grossesse (IVG) ou la procréation médicalement assistée (PMA). Un domaine sur lequel certains journalistes reconnaissent s'autocensurer. Enfin, "les sujets liés au racisme, ça ne plaît pas à la rédaction en chef", note par ailleurs Vincent. "Moi, je viens d'une famille de droite, avec ce qu'on imagine comme caricatures d'oncles racistes. Et pourtant, ce que j'entendais à la Manche Libre, ça me choquait", témoigne un ancien salarié.

" Flicage permanent"

La promesse de "ne rien changer" n'aura pas fait long feu au niveau de l'organisation et des conditions de travail au Courrier de la Mayenne. A rapidement été instaurée une conférence de rédaction quotidienne à 8 h 45. Une "contrainte" peu utile, aux dires des journalistes, surtout en hebdo où les sujets sont généralement calés pour la semaine. Peu après le rachat, un prestataire chargé de la relecture des articles, a été poussé vers la sortie. Puis, "ils ont tenté de nous faire signer un nouvel accord collectif", se remémore un ancien salarié. Vu les conditions moins disantes, la rédaction refuse. Qu'à cela ne tienne, les nouveaux propriétaires suppriment sans concertation certains arrangements des journalistes au niveau de l'utilisation des voitures, revoient à la baisse la grille de rémunération des correspondants, obligent les commerciaux à avancer les frais lors de leurs déplacements. "Des économies, il fallait sûrement en faire. Mais il y a des manières de faire assez désastreuses !", fustige François (*), un ancien journaliste du Courrier.

Cette "manière de faire" doit essentiellement au grand patron, Benoît Leclerc. L'homme est réputé être un maniaque du contrôle. Au siège de la Manche libre en particulier, la vie de la rédaction est régie par des règles strictes et le plus souvent non-écrites : interdiction de poser son manteau sur le dossier de sa chaise, d'avoir des baskets ou des écouteurs, de manger au bureau ou de laisser traîner quoi que ce soit dessus avant de débaucher. "Quand vous revenez le lendemain matin, votre bureau est rangé et vous vous prenez une réflexion. Ils sont très maniaques, c'est au-delà de l'entendement !", souligne Louis. Les pauses cigarettes sont réglementées : une par demi-journée et il est déconseillé de les prendre accompagné d'un collègue. Le mitigeur des toilettes doit être remis "au milieu". Le moindre écart se traduit par une "engueulade", une réflexion cinglante, voire un courrier d'avertissement.

S'il peut prêter à sourire de prime abord, cet ensemble de règles tacites tend à installer un climat de "flicage" permanent, selon un ex-salarié. "C'est par petites touches malsaines au quotidien. Ce sont des micro-détails qui peuvent te faire péter un câble", juge Rémi (*). "On a l'impression que c'est la prison, renchérit Élodie (*), une ancienne salariée. On n'est pas moins efficace en prenant une petite pause." "Benoît Leclerc, c'est le roi dans son château. Saint-Lô, c'est l'œil de Sauron", ironise Louis en référence au seigneur maléfique du Seigneur des anneaux. Une pression qui se ressent particulièrement au siège.

Licenciements à la chaîne

La pression mise par la direction est d'autant plus prise au sérieux que "quand ils ont quelqu'un dans le pif, une contrariété avec un journaliste, ils vont le faire chier", estime un ancien salarié du siège. À la Manche Libre, on est convoqué pour "claquer la porte trop fort" ou pour être arrivé au travail avec quatre minutes de retard en cumulé sur une semaine. On est "mis à pied du jour au lendemain" pour avoir endommagé involontairement une petite grille d'aération, on reçoit une lettre d'avertissement pour un couvre-chef négligemment oublié sur son bureau, situations rapportées par plusieurs salariés s'étant confiés à ASI. L'un d'eux révèle même avoir reçu pas moins de huit lettres d'avertissement, pour des raisons tout aussi futiles : "C'est du foutage de gueule ! La direction n'hésite pas à vous pousser à la démission ou à la faute", résume-t-il. "Ils mettent la pression aux salariés qu'ils veulent virer", confirme Paul (*).

Et parfois, la direction licencie, tout simplement. Une ancienne plume débarquée de la Manche Libre pour "insuffisance de résultats" a réussi à faire condamner son employeur au conseil des prud'hommes, qui a requalifié son départ en licenciement abusif. En 2019 à la radio phare du groupe, Tendance Ouest, trois journalistes avaient été licenciés coup sur coup, le premier pour avoir osé demander la carte de presse et pour d'autres motifs qualifiés de "burlesques" par le Syndicat national des journalistes (SNJ). Les deux autres l'ont été pour l'avoir soutenu. À l'époque déjà, le SNJ avait relevé le "caporalisme" du fonctionnement de la Manche Libre. Que ce soit au Courrier Cauchois ou au Courrier de la Mayenne, les journalistes ont dû batailler pour faire valoir leur clause de cession. Il faut souvent l'intervention d'un syndicat, voire de la justice pour faire entendre raison aux patrons.

Déontologie et petits arrangements

Si le dialogue n'est pas le fort des dirigeants de la Manche Libre, ce n'est pas mieux sur le plan déontologique. Plusieurs salariés dénoncent par exemple le comportement d'Édouard Frémy, le rédacteur en chef adjoint. Ils mentionnent une habitude à modifier leurs papiers sans concertation aucune, en ajoutant souvent des erreurs. Plus grave, ce dernier aurait relu des articles relatifs à l'élection municipale de la commune de Lessay en 2020, à laquelle participait sa conjointe, Stéphanie Maubé, et lors de laquelle elle a été élue maire. Interrogé sur cette situation de conflit d'intérêt, Edouard Frémy n'a pas donné suite. Le groupe a aussi l'habitude de gonfler le nombre de tirages indiqués dans ses différents titres, a minima au niveau d'Edit Ouest (Courrier de la Mayenne, Haut Anjou, Écho d'Ancenis). Exemple avec l'édition du 28 mars 2024 du Courrier de la Mayenne. Dans l'ours du journal est indiqué un tirage à 25 579 exemplaires, alors qu'il a été, en réalité, de seulement 13 708, soit presque deux fois moins, selon un document interne qu'ASI a pu se procurer. Une façon de "draguer les marchés publicitaires et justifier les tarifs", commente un ancien syndicaliste en presse locale.

Avec de telles pratiques, "c'est un miracle qu'ils arrivent à sortir des éditions convenables", lâche une ancienne plume du groupe. "C'est uniquement grâce à la conscience professionnelle très élevée des journalistes, malgré toutes les couleuvres à avaler, tous les coups dans le dos", juge de son côté Christophe. À l'image d'un Vincent Bolloré soucieux d'étendre son empire, Benoît Leclerc s'est concentré ces dernières années sur une stratégie intensive d'acquisitions : Courrier Cauchois, La Renaissance, Edit Ouest... Une manière d'assurer une utilisation optimale du centre d'impression interne et peut-être aussi une diffusion plus large de ses idées conservatrices. Cela étant, les titres de presse semblent plutôt en difficulté tandis que la radio Tendance Ouest, bien moins marquée idéologiquement, est la "machine à cash" du groupe. En 2023, le groupe a également fait l'acquisition d'Africa Radio. Le groupe présente globalement des bases solides et c'est bien ce qui désespère les journalistes sortis lessivés de cette machine. "La Manche Libre est un groupe où il y a tout pour bien bosser, une passerelle entre radio et presse écrite, un centre d'impression interne qui est le joyau économique du groupe. Il y a vraiment de quoi faire du bon boulot, mais le management humain est très violent."

Sollicités à plusieurs reprises, les dirigeants de La Manche Libre n'ont donné suite ni à nos demandes d'interviews, ni à nos questions envoyées par mail.

(*) Tous les prénoms ont été modifiés

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