Depuis "Charlie", des médias plus sensibles aux victimes du terrorisme ?
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Depuis "Charlie", des médias plus sensibles aux victimes du terrorisme ?

"Il y a une dimension corporatiste, c'est sûr"

Le fait que les attentats de janvier 2015 aient ciblé, entre autres, une rédaction, a ébranlé le regard porté par les médias sur le terrorisme. C'est le constat de plusieurs journalistes qui ont couvert les attaques, il y a dix ans. La proximité avec le sujet a initié une prise en compte plus sensible du statut de victime. Elle a cependant contribué à invisibiliser d'autres victimes, non-journalistes, regrettent certain·es.

"Ça nous a rapproché des victimes". Manuel Tissier, journaliste à France 2, sait que l'impact des attentats de janvier 2015 sur le journalisme "est difficilement quantifiable". Mais, de son souvenir de cette période - qu'il a vécue en tant que reporter du service société - l'attaque terroriste contre Charlie Hebdo a fait du terrorisme un sujet "plus épidermique, plus sensible" pour les médias. "Quand tu t'es senti menacé, ça influence ton regard général sur le sujet". Un sujet, surtout, traité avec plus d'intérêt pour les personnes touchées, les victimes. Et il n'est pas le seul à observer ce changement.

Plusieurs confrères et consoeurs, interrogé·es par Arrêt sur images sur l'héritage médiatique du 7 janvier, partagent le constat. Patricia Tourancheau, notamment. Elle vient alors de quitter Libération - le 2 janvier - où elle était en poste depuis 24 ans, spécialité terrorisme. Malgré son récent départ, elle est quand même sur le front. D'autant que la C3 des frères Kouachi s'est explosée... dans un poteau de sa rue. Elle est l'une des premières sur place.

Parmi les affaires que la journaliste a traitées : le 11-Septembre, Mohammed Merah, la vague d'attentats de 1995, Carlos ou Ilich Ramírez Sánchez, la rue de Rennes... Qu'est-ce qui a changé, avec Charlie ? De prime abord, rien. Elle traite l'affaire "comme d'habitude" : auprès de ses sources classiques - police, parquet... -et raconte "l'enquête policière petit à petit : l'identité des victimes, les circonstances, les mis en cause...". Au fil des jours, elle interroge certaines victimes, dont Coco, "comme dans d'autres affaires". Quand même, admet Patricia Tourancheau. "Je pense que l'attentat de Charlie et l'Hyper Cacher a changé notre regard sur les victimes de terrorisme. Principalement, je crois, parce que les gens de Charlie nous étaient proches. Les journalistes s'identifiaient à eux." Avec les victimes des autres attentats, "je ne ressentais pas la même proximité, parce qu'elles étaient prises totalement au hasard". Là, la profession est une cible. C'est la deuxième fois depuis novembre 2013 et l'affaire des menaces armées contre BFMTV et du "tireur de Libé"

"On se rend compte très intimement de la magnitude des choses"

Nicolas Gaudichet était, à l'époque de Charlie, journaliste justice pour l'AFP. Il se souvient "exactement" du moment où il a appris. "Près de chez moi, sur le pont". C'était "un mercredi parce que c'est un jour où je gardais mes enfants". Les journalistes et dessinateurs·rices de la rédaction "font partie de notre univers culturel mais ce sont aussi des gens que l'on côtoie, dans le milieu du journalisme judiciaire." Comme Tignous. Même si "le journalisme de compassion a toujours existé", au sein des médias, cette fois-ci, "on se rend compte très intimement de la magnitude des choses".

Pour certains, les attaques de janvier 2015 sont encore plus proches. Les enfants de Manuel Tissier sont à l'école à Vincennes, près de l'Hyper Cacher. Marc de Boni, alors journaliste au Figaro (il est aujourd'hui journaliste pour la chaîne Youtube "Et tout le monde s'en fout", auteur, enseignant et formateur), habitait tout près. Sa partenaire l'a appelé "allongée à plat ventre dans l'appartement au son des hélicoptères". C'est net : "il y a eu quelque chose, dans le milieu parisien de l'ordre de : «on est touchés dans notre chair»." On retrouve le sentiment dans les témoignages d'autres journalistes interrogé·es cette semaine par le Parisien.

Corporatisme

Le constat peut sembler "terrible", injuste, reconnaissent nos sources en choeur. "Il y a une dimension corporatiste, c'est sûr, on a tous un peu perdu de la distance professionnelle que notre métier exige", clarifie Marc de Boni. Il se souvient de l'état de "flottement, de sidération", dans la rédaction. Lui considère que les médias ont "dérapé". Cela se traduit par une mobilisation des journalistes, uni·es en tant que profession. Mobilisation visible encore aujourd'hui dans les hommages. Cela se traduit aussi par le nombre de Unes consacrées à Charlie, y compris à l'internationalMais aussi, en temps d'antenne.

Selon une étude commentée par la Revue des médias, "France 2 et TF1 ont consacré davantage de temps d'antenne aux attentats de janvier (respectivement +8 et +4 heures)" que ceux de novembre 2015. En janvier comme en novembre, "les chaînes ont consacré un total de 163 heures aux événements" à chaque fois, aux attentats, alors que ceux de novembre ont fait dix fois plus de morts. Certaines rédactions, en 2015, rendent hommage aux journalistes, sans citer toutes les victimes. C'est le cas du Figaro, ou de l'Indépendant, parmi d'autres. 

Mais on peut y voir une voie de progrès. Également journaliste à l'AFP, Marie Giffard, ne considère pas que janvier 2015 a marqué une telle bascule. Le moment a cependant amorcé certaines réflexions, nous dit-elle, renforcées après les attentats du 13-Novembre. Elles ont abouti à la création d'un poste de journaliste "victimes", à l'AFP, dédié aux articles sur les victimes de terrorisme, quelques mois après Charlie. C'est elle qui l'occupe en premier, avec une autre collègue.

Une journaliste spécialité "victimes" à l'AFP

Elle en raconte l'histoire à Arrêt sur images. Marie Giffard est, au moment de l'attentat contre Charlie, reporter. Elle est sur les lieux de l'attaque du "début après midi, jusque dans la soirée"Dans le cas de Charlie, "il y avait cette idée que les victimes étaient des civils pas comme les autres, le «ils ont joué avec le feu»". Les victimes sont, pour beaucoup des "personnalités". Autrement dit, il n'y a pas encore l'idée que "cela peut tomber sur n'importe qui". En tant que journaliste, elle se dit cependant touchée "dans sa chair". "J'ai vu l'évacuation des corps". Selon Marie Giffard, les rédactions n'ont pas fait preuve de plus d'empathie que d'ordinaire pour autant. "On avait déjà couvert des attentats avec énormément d'empathie". La profession, en revanche, "a peut-être plus cherché à montrer la grandeur d'âme, l'humanité, aux victimes, à apporter une grande dignité à ces journalistes". En témoigne "la façon dont l'AFP a couvert les obsèques". Elle se rappelle. "Les obsèques de Charb ont démarré au son de l'Internationale. Et on a publié une alerte. Comme pour ajouter du sacré à la cérémonie. Ça me donne encore la chair de poule". L'alerte AFP, c'est le signal d'un "moment historique", qui "est censée changer le cours de l'actualité".

Le 13-Novembre donne une autre ampleur à la couverture du terrorisme, par le nombre de morts et de victimes "en général", précise Marie Giffard. Victimes "en général" ? "C'est la première fois qu'on a commencé à entendre des personnes revendiquer que ce n'est pas parce qu'on est physiquement indemne qu'on est indemne". Une autre étape de franchie. La succession des attentats les années suivantes - avec l'attaque dans le Thalys, en août 2015, l'attentat de Nice, ceux de Magnanville et de Saint-Étienne-du-Rouvray en 2016... jusqu'à Samuel Paty, Dominique Bernard ou l'attaque antisémite contre la synagogue de la Grande Motte en 2024 - "a contribué à redorer le blason des services police-justice-terrorisme", poursuit Marie Giffard. Des services autrefois moins prestigieux aux yeux du sérail.

"Une forme de sensibilité"

Les sujets des journalistes s'enrichissent en conséquence. "J'ai appris à interviewer différemment", témoigne la journaliste. Manuel Tissier, de France 2, explique que les journalistes se sont adapté·es pour traiter le 13-Novembre : "on a mis en place un nombre limité de personnes chargées d'appeler les familles de victimes, pour éviter qu'elles soient appelées toutes les cinq minutes et qu'elles aient à dire «non» à chaque fois." Marie Giffard poursuit. "J'ai compris qu'il fallait avoir une forme de sensibilité", d'habitude proscrite face aux sources.

"Quand on interviewe des victimes d'attentats, pour elles, le choc dure. Il faut comprendre qu'il est normal qu'il y ait de l'incohérence dans les témoignages, les horaires, les détails, ça ne veut pas dire que c'est faux". Petit à petit, en prenant en compte le traumatisme, "j'ai réussi à avoir des témoignages intéressants". Un format devenu important dans le paysage médiatique. Patricia Tourancheau le confirme. "Il y a beaucoup beaucoup plus d'articles de fond sur les victimes, leurs traumas, leurs parcours, leurs associations, qu'il y a dix ans." Avec, précise-t-elle, "un biais à prendre en compte : la multiplication du nombre de victimes". N'empêche. On ne lit pas les mêmes articles qu'avant. On peut lire, aujourd'hui, qu'une victime a avalé du sang parce qu'elle était dans la fosse du Bataclan. "Je ne sais pas si on aurait écrit ce genre de détail il y a 40 ans, illustre Marie Giffard, et donner autant d’importance aux victimes et à leur témoignage"

"Couverture de catharsis"

Marc de Boni qualifie l'approche des médias, en janvier 2015, de "couverture de catharsis". Ce sont les premiers attentats couverts quasiment en direct. "Il y avait une production boulimique de l'information". Cela a valu à France télévisions plusieurs remontrances des autorités et de l'Arcom, rappelle Manuel Tissier. Notamment lors de la prise d'otage à Dammartin-en-Goële. France 2 est alors en édition spéciale. Élise Lucet interroge en direct un témoin. "De manière involontaire, on a potentiellement pu donner des informations sur le fait qu'il y avait quelqu'un de coincé dans l'imprimerie aux frères Kouachi.". Autre exemple, pendant l'assaut de la BRI. L'un des journalistes reporters d'image de France télévisions est arrivé "quasi en même temps" et a pris position "au milieu de la colonne". Aucune règle n'a été enfreinte. "On a fait notre travail de retransmission. Aucune règle n'avait été émise à ce moment-là". Mais les deux épisodes "nous ont fait prendre conscience pour la première fois que nous pouvions être parties prenantes d'une prise d'otage ou d'une opération"

Par un "effet d'accoutumance à la violence", le "traitement de certaines victimes a été déshumanisé."

Selon Marc de Boni, cela a eu un impact sur notre manière de lire l'information. Elle a produit, selon lui, "un effet d'accoutumance à la violence". Et avec lui, "une forme de déshumanisation dans le traitement de l'actualité". Une déshumanisation des victimes, parfois. "Cela se traduit aux heures de grandes écoutes : on voit des niveaux de violences inédits dans l'espace public ou même, dans la bouche du président". Il pense aux plus de 3000 blessé·es et 11 morts au moment des Gilets jaunes. Et à Gérard Depardieu. "Quand on entend qu'il est la fierté de la France, on voit comment le traitement de certaines victimes a été déshumanisé". 

D'autres victimes "oubliées"

D'autres victimes ont été moins présentes dans les médias. Même dans le cas d'attentats. Nicolas Gaudichet se dit gêné que "que les victimes de l'Hyper casher passent parfois au second plan dans les commémorations comme dans l'imaginaire public". Si tout le monde a conscience que "c'est la liberté d'expression qui était visée de plein fouet" avec Charlie, l'imaginaire collectif n'a pas autant pris conscience de la portée de l'attentat contre l'Hyper Cacher. "C'est l'expression de l'antisémitisme le plus abject." Un sujet beaucoup moins problématisé dans les médias, même dix ans après. Il pense aussi à "la policière tuée à Montrouge", Clarissa Jean-Philippe. Là où les dix ans de l'attentat contre Charlie Hebdo a fait la Une de nombreux médias, Clarissa Jean-Philippe n'était évoquée qu'en brève de la matinale de France info, par exemple. (Dans une actualité, il faut le reconnaître, chamboulée par la mort de Jean-Marie Le Pen.) On pourrait ajouter les victimes non journalistes, de l'attentat du 7-Janvier : Franck Brinsolaro, garde du corps de Charb, Frédéric Boisseau ou Ahmed Merabet. Leurs images sont absentes de certains dessins de presse publiés en hommage, cette semaine.  

Marie Giffard fait le parallèle avec la victime de l'attentat du Stade de France, le 13 novembre - Manuel Colaco Dias. "On a tendance à oublier qu'il y aurait pu y avoir des milliers de morts" et à ne parler quasi que du "Bataclan", en occultant les autres lieux de tuerie, les autres mort·es. Elle pense aussi à Nice. "On parle moins d'eux". En partie, selon elle, parce que contrairement à Charlie ou au 13-Novembre, ça ne s'est pas passé à Paris, "sous nos yeux", là où "l'identification est plus naturelle" pour les journalistes. 

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