Sarah Knafo, "envoyée spéciale" des chaînes d'info à Washington
enquête

Sarah Knafo, "envoyée spéciale" des chaînes d'info à Washington

Comment l'eurodéputée d'extrême droite a pu répéter cinquante fois le même élément de langage

Sarah Knafo a été largement sollicitée par les médias pour évoquer la cérémonie d'investiture de Donald Trump. En tant que rare invitée française, elle a enchaîné les interviews à distance, voire des duplex depuis Washington. L'occasion pour l'eurodéputée d'extrême droite de placer ses éléments de langage, qu'elle a répétés douze, quinze voire... cinquante fois, bien aidée par les questions répétitives et inoffensives des journalistes.

"On dirait qu'elle a fait envoyée spéciale toute sa vie." La remarque ne désigne pas une journaliste, mais Sarah Knafo, eurodéputée Reconquête, le parti d'extrême droite d'Eric Zemmour. Ladite remarque a été prononcée à la télé, par Cyril Hanouna, dans Touche pas à mon poste. L'émission n'est pas un gage de sérieux journalistique. La remarque non plus. Mais elle reflète le malaise qui peut se dégager de ces entretiens, où Sarah Knafo est interrogée le plus souvent, non pas comme une femme politique d'extrême droite, mais comme le témoin d'une situation exceptionnelle. 

Comme elle l'a elle-même annoncé sur X, Sarah Knafo a été conviée dans neuf médias différents en deux jours : Europe 1, LCI, France inter, RTL, France 2, TPMP, Cnews, BFMTV et le média d'extrême droite Frontières. C'est que Sarah Knafo a un statut privilégié, comme l'ont souligné tous ces médias. "Vous faites partie des très très rares invités français, triés sur le volet, invités à l'investiture de Donald Trump", introduit par exemple Apolline de Malherbe, sur RMC.

Le constat a en effet interrogé - ou fasciné - une large partie de la presse, du Point, à 20 minutes en passant par le Monde. Le quotidien du soir est cela dit la seule rédaction, d'après notre recension, à avoir enquêté sur les coulisses de cette invitation, ou comme le résume le titre de l'article, "les grandes manœuvres de Sarah Knafo pour se faire inviter avec Eric Zemmour". Aucun des médias qui ont interviewé Sarah Knafo ne l'ont interrogée sur le contenu de ce papier. Dedans, le Monde détaille les efforts de Reconquête pour tisser des relations avec les cercles de l'extrême droite américaine.

"Pourquoi êtes-vous là aujourd'hui?"

Sur BFMTV, Karine de Ménonville, elle, présente Sarah Knafo comme une "représentante" de la France. "Normalement, aux investitures de présidents américains, il n'y a pas vraiment de représentants de pays étrangers, mais vous y serez, ainsi que la première ministre italienne Georgia Meloni". La première question, unanimement posée, découle en tout cas de ce même constat. "Pourquoi êtes-vous là aujourd'hui ?", pour paraphraser France 2. La chaîne est toutefois la seule à avoir interrogé Sarah Knafo via l'une de ses journalistes sur place, et non en duplex depuis Paris, comme une reporter.

C'est ce qu'ont fait, à l'inverse, CNews, BFMTV, C8 et LCI. Sauf celles du service public, toutes les interviews de Sarah Knafo la présentent comme une observatrice privilégiée, chargée de décrire le dispositif présidentiel, plutôt que la représentante d'un parti d'extrême droite. Aucun·e journaliste de ces rédactions, dans leurs commentaires ou leurs questions, ne spécifie d'ailleurs que Sarah Knafo est d'extrême droite. Aucun·e des journalistes ayant interviewé Sarah Knafo, parmi celles et ceux d'Europe 1, de LCI, de France inter, de France 2, de RMC et BFMTV, n'ont accepté de répondre à nos questions. 

Éléments de com répétés... jusqu'à 50 fois 

Arrêt sur images a scripté l'intégrale des interviews audiovisuelles de Sarah Knafo sur ces deux jours. Le résultat, de 21 pages Word, montre que, dans tous ces médias, Sarah Knafo a répété les mêmes éléments de langage, sans que les chaînes télé ou radio ne fassent varier les questions adressées à leur invitée. "Vous êtes fière de faire partie des invitées de Donald Trump ?", demande par exemple Karine de Ménonville sur BFMTV. "Si vous avez quelques minutes avec Donald Trump aujourd'hui, qu'est-ce que vous allez lui dire ?", demande la journaliste de France 2. Sur CNews, Christine Kelly emploie le vocabulaire de l'utopie. Voilà comment elle lance son invitée : "Sarah Knafo, vous avez suivi le discours d'investiture de Donald Trump. C'est le rêve américain, tout le monde dit, tout le monde de la droite nationale en France dit que ça fait rêver..."

Deux exceptions. La première, France inter ("Oui à la guerre commerciale, c'est ça ce que vous nous dites, Sarah Knafo ?", a lancé Mathilde Munos, avant de demander "vous suivez une mode, Sarah Knafo ?"). La seconde, Apolline de Malherbe. La présentatrice n'a pas hésité à demander à Sarah Knafo : "vous êtes sûre que [les services de l'administration Trump] ne sont pas plantés sur l'invitation ?"

Un "vent de liberté" "souffle sur les États-Unis", a, sinon, répété Sarah Knafo, en réponse aux questions simples et inoffensives qui lui ont été posées. Elle prononce l'expression douze fois, (avec sa variante, un "vent de libération"). Ce vent "soufflera bientôt sur la France", grâce à la promesse incarnée par Reconquête. "Donald Trump dit «l'Amérique d'abord». Nous, nous devons enfin dire «la France d'abord»", a-t-elle également répété huit fois. Huit fois, Sarah Knafo présente aussi la réelection de Donald Trump comme une occasion pour la France de devenir "adulte". Une façon sympathique de porter l'idée de souverainisme, centrale pour Reconquête. Sarah Knafo ne s'en cache pas sur LCI, face à Darius Rochebin : "Je suis une souverainiste. J'appartiens au groupe l'Europe des nations souveraines". Aucun·e journaliste ne rappelle qu'elle est en effet l'une des figures de ce parti d'extrême droite du Parlement européen.

Quinze fois, Sarah Knafo cite par ailleurs Barack Obama, en expliquant que le le premier mandat de Donald Trump a moins pénalisé les intérêts de la France que celui du président démocrate. "C'est sous Barack Obama qu'on a eu le plus d'intérêts français qui ont été minés". Neuf fois, elle répète que Donald Trump est le seul dirigeant américain qui "assume" de défendre les intérêts de son pays. Par exemple : "le fait que les GAFAM viennent empiéter sur nos terrains, prendre nos données, etc, là-encore, ça date de plus de vingt ans, donc si vous voulez, la seule différence entre Obama, les démocrates et Donald Trump, c'est que Donald Trump l'assume"

L'élément de communication qui revient le plus souvent est le mot "liberté". Sarah Knafo le prononce... cinquante fois, selon notre script. Elle vante la "liberté économique mais aussi la liberté d'expression" incarnée par Donald Trump et Elon Musk.

"Où êtes-vous exactement ?"

À dix reprises, dans ces interviews, Sarah Knafo s'en prend également à Thierry Breton, ancien commissaire européen, fraichement débarqué - mi janvier - au conseil consultatif de la Bank of America. Sarah Knafo fait référence à l'une de ses déclarations. Déclaration qu'a retweeté Elon Musk"«On a annulé l'élection en Roumanie, on le refera en Allemagne»", aurait dit Thierry Breton, selon Sarah Knafo. Comme l'a décrypté CheckNews, dès le 12 janvier - soit plus d'une semaine avant l'investiture de Donald Trump - ce n'est pourtant pas ce qu'a indiqué Thierry Breton. Sa citation ne porte pas sur les élections, mais sur le Digital Service Act, s'est défendu Thierry Breton. Et, a indiqué la Commission européenne, à CheckNews, "le DSA ne peut en aucun cas aboutir à une décision affectant le processus électoral, telle que l'annulation d'une élection". Aucun·e journaliste ne reprend pourtant Sarah Knafo pour recadrer son propos.

Un grand nombre de questions, au fil des interviews, portent sur le dispositif de la cérémonie, comme si Sarah Knafo était en reportage. "Dites-nous tout où vous êtes exactement dans ce grand dispositif de victoire de Trump ?", demande Darius Rochebin sur LCI. Plus loin, dans l'interview, il demande à l'eurodéputée "quelle leçon" tire-t-elle de l'élection de Trump. Et ajoute : "En France, il y a un certain nombre de gens [qui sont des] Trumpistes cachés. Jusqu'à présent, c'est un peu gênant des fois, dans un dîner, d'avouer qu'on est Trumpiste. Quelle leçon vous en tirez ? Comment vous pensez que les nationalistes vont agir en s'inspirant de Trump ?". 

Quelles questions les rédactions auraient-elles pu ou dû poser ? Arrêt sur images l'a demandé à Lucas Minisini, journaliste au Monde rédacteur de l'article sur Sarah Knafo. Dans son papier, lui a voulu "décrypter ce networking d'extrême droite", expose-t-il. En parlant d'Éric Zemmour et Sarah Knafo, il poursuit : "Ce qui m'a étonné, ce sont les contacts qu'ils ont pu développer dans le milieu de la tech, auxquels je ne m'attendais pas. Cela correspond bien à l'état du trumpisme aujourd'hui".

Une idée de paradoxe à soumettre à Sarah Knafo : "Les partis comme Reconquête ou l'AfD en Allemagne passent leur temps à railler les élites mondialisées. Et finalement ces partis réactionnaires nationalistes se retrouvent tous à Washington DC autour de Donald Trump pour recréer une élite mondialisée d'extrême droite. Je trouve ça surprenant." Darius Rochebin, sur LCI, a plus moins posé cette question. "Est-ce que vous vous sentez, Sarah Knafo, dans une sorte d'Internationale ? Il y avait en d'autres temps l'Internationale communiste. Aujourd'hui, quand vous regardez, on a plus de grandes vedettes de Fox news, des figures conservatrices de Hollywood, etc., est-ce que vous vous sentez «entre vous» ? Et entre qui exactement ?"

"Elon Musk, vous l'avez vu ou pas ?"

Lucas Minisini s'est entretenu avec Sarah Knafo, pour la rédaction de son article. Parmi les questions qu'il a voulu poser : "j'ai tenté de lui faire expliciter la stratégie politique qu'ils mettent en oeuvre en développant des liens avec cercles trumpistes. Est-ce que ils ont pour but de chercher soutien de Musk en vue des municipales de 2026 ? En vue de 2027 ?" Aucun·e rédaction n'a évoqué le sujet de l'intérêt de Reconquête à se rapprocher de Musk. Cyril Hanouna a simplement demandé : "Elon Musk, vous l'avez vu ou pas ?"

Sur Europe 1, on préfère le "glam". Pour sa dernière question, Pascale de La Tour du Pin demande à la députée européenne : "Sarah Knafo une dernière question et on va vous laisser vaquer à vos occupations - elles sont nombreuses. Vous savez, juste à la veille de cette cérémonie d’investiture comment ça va se passer ? Vous avez prévu, je ne sais pas, une tenue ? Racontez aux éditeurs d’Europe 1 les coulisses… On va venir vous chercher ? Vous y allez toute seule ? Est-ce que vous avez un cadeau - nous dit-on - pour Donald Trump ? Comment ça se passe ? Juste les coulisses, un peu de glam là !". Elle relance : "c'est ambiance robe longue ?" avant de suggérer à son invitée : "il va faire froid, couvrez-vous, parce que je crois qu'on nous a dit qu'il allait faire - 5 pour la cérémonie d'investiture". Même ton amical chez Cyril Hanouna. "Bon bah Sarah Knafo, vous nous raconterez tout ça quand vous reviendrez à Paris." Rendez-vous est pris. 

Partager cet article Commenter

 

Cet article est libre d’accès
En vous abonnant, vous contribuez
à une information sur les médias
indépendante et sans pub.

Déjà abonné.e ?

Lire aussi

Le "référendum" en 2025, ou la divination médiatique

Le président prononce un mot. Les médias font dans la prescience.

LCI

"Ça peut arranger Donald Trump, ce froid glacial ?"

Avant l'investiture de Trump, les chaînes d'info en boucle sur... la météo

"Trump Fact News" : un faux média trumpiste en français

Cette page X, truffée de fake news, est censée redorer l'image de Donald Trump à l'étranger

Voir aussi

Ne pas manquer

DÉCOUVRIR NOS FORMULES D'ABONNEMENT SANS ENGAGEMENT

(Conditions générales d'utilisation et de vente)
Pourquoi s'abonner ?
  • Accès illimité à tous nos articles, chroniques et émissions
  • Téléchargement des émissions en MP3 ou MP4
  • Partage d'un contenu à ses proches gratuitement chaque semaine
  • Vote pour choisir les contenus en accès gratuit chaque jeudi
  • Sans engagement
Devenir
Asinaute

5 € / mois
ou 50 € / an

Je m'abonne
Asinaute
Généreux

10 € / mois
ou 100 € / an

Je m'abonne
Asinaute
en galère

2 € / mois
ou 22 € / an

Je m'abonne
Abonnement
« cadeau »


50 € / an

J'offre ASI

Professionnels et collectivités, retrouvez vos offres dédiées ici

Abonnez-vous

En vous abonnant, vous contribuez à une information sur les médias indépendante et sans pub.