53 ans de dictature viennent de tomber. 53 années de régime autoritaire, répressif, sanguinaire. 53 ans d'un clan Assad qui a régné sans partage sur toute la Syrie, confisquant toutes ses richesses, préservé par les puissances occidentales qui voyait dans ce régime un élément de stabilité au Proche-Orient. À quel prix pour les Syriens ? Depuis près d'une semaine, les médias français se sont passionnés, à raison, pour le moment historique de la chute du régime syrien. Pourtant, cela fait plus de dix ans que la Syrie avait disparu de nos radars, évoquée médiatiquement au seul prisme de l'État islamique et de ses djihadistes français. Pourtant, ce sont dix années où les Syriens sont restés mobilisés pour finir par faire tomber le boucher Assad.
Que dit ce silence de l'intérêt soudain des médias pour la Syrie d’aujourd'hui ? Comment cette révolution est-elle traitée médiatiquement ? Par quel biais ? Que disent les angles choisis du regard français sur la Syrie ? Deux invités pour répondre à nos questions : Maaï Youssef, chercheuse en sociologie politique, autrice d'une thèse sur les trajectoires de révolutionnaires syriens exilés en Egypte et Yahia Hakoum, doctorant en sciences politiques sur les conseils locaux de la révolution, activiste syrien ayant manifesté dès mars 2011 en Syrie, ce qui lui a valu plusieurs mois de détention.
"C'est comme si nous étions incapables d'analyser ce qui se passe dans notre pays"
Les plateaux des chaines d'info regorgent d'experts géopoliticiens et militaires pour qui la chute du régime Assad est avant tout une histoire de stratégies régionales. Les Syriens, eux, ont très peu voix au chapitre, y compris les universitaires. "Nous, on n'est pas invités pour analyser, regrette le doctorant Yahia Hakoum. J'ai décliné des dizaines d'invitations ces derniers jours parce qu'à chaque fois, le message c'est : « Est-ce que vous voulez venir sur le plateau pour parler de votre sentiment en tant que réfugié syrien ? ». Oui, mon statut juridique a été d'être un réfugié mais je ne suis pas que réfugié syrien. Je suis aussi belge, je suis chercheur, je suis plein d'identités mixtes. Mais les Syriens sont sans cesse représentés comme victimes ou comme sachant faire du houmous. C'est comme si nous étions incapables de venir analyser ce qui se passe dans notre pays. Non seulement, on est Syrien, mais on est aussi des chercheurs et on a suivi au jour le jour ce qu'il s'est passé en Syrie".
"Parler d'une peur de l'incertitude est d'un cynisme incroyable"
Régulièrement, ces mêmes experts expriment ce qu'il estiment être le danger de l'inconnu avec la chute du régime dictatorial du clan Assad et la prise de pouvoir par les islamistes du groupe Hayat Tahrir Cham. "Je trouve ça d'un cynisme incroyable, s'insurge Maaï Youssef. Quand on n'a pas regardé la situation d'un pays depuis autant d'années, quand on s'est détourné d'elle, quand on a fait le choix de ne pas soutenir la rébellion syrienne, de venir parler d'incertitudes, de mettre la focale à cet endroit. Ça veut veut dire qu'il n'y avait pas d'incertitudes pour les Syriens ces treize dernières années ? C'est une manière d'infantiliser les Syriens, d'en faire des pions qui vont passer d'une domination à une autre sans avoir leur mot à dire. C'est une manière d'invisibiliser les combats qui ont été les leurs, leurs conditions de survie. Il serait temps de leur donner la parole, de les laisser célébrer un moment de joie, teinté de beaucoup de souffrances et de leur accorder cet espace-là. Les médias reflètent une nostalgie des pays occidentaux pour le bon dictateur. Un bon dictateur du type Assad, c'est un dictateur manipulable, qu'on préfère laisser au pouvoir plutôt qu'avoir affaire à des islamistes radicaux".
"En utilisant les mots rebelles et djihadistes, on fait le jeu de la propagande d'Al-Assad"
Cette méconnaissance médiatique de la situation politique en Syrie empêche les médias, selon notre invitée, de bien qualifier ceux qui ont libéré la Syrie. Plusieurs mots sont utilisés : rebelles, djihadistes, islamistes radicaux. "Ce qui me pose problème, analyse Maaï Youssef, c'est que cette terminologie fait beaucoup penser à ce qu'Assad a essayé de mettre en place en Syrie. Dès le début des mobilisations qui étaient pacifiques, Bachar al-Assad fait le choix d'une extrême violence, d'une extrême répression et de la militarisation du conflit. Très vite, il contraint les protestataires à prendre les armes. Aujourd'hui, quand on utilise ces termes, de rebelles, de djihadistes, on invisibilise ce premier moment de la révolution syrienne, qui est un moment fondateur pour les Syriens. Quelque part en étant concentré sur ce type de vocabulaire, on fait le jeu de la propagande d'al-Assad".
ALLER PLUS LOIN
Mustapha Khalife, "La coquille, prisonnier politique en Syrie", septembre 2012, Actes Sud
"Les fantômes", un film de Jonathan Millet, 2024
"Syrien Libre", chaîne Tik Tok d'un jeune Syrien en France documentant la révolution syrienne depuis 2022
Chute de Bachar Al-Assad : "Les Occidentaux doivent comprendre que notre joie n'est pas de la naïveté", Télérama, 13 décembre 2024
"Syria's Disappeared : The Case Against Assad", un film de Sarah Afshar, 2017
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