Le futur n'existe pas
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chronique

Le futur n'existe pas

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Des supermarchés sans caissiers aux taxis autonomes, de l'Hyperloop à l'IA, la Silicon Valley déploie un récit marketing du futur qui n'en finit plus de s'effondrer. Ne reste alors, derrière la farce et les arnaques, qu'une bête violence de classe.

La maison coloniale de Monticello (Virginie) est une maison magique. Les invités de Thomas Jefferson, qui a conçu la demeure et y a habité jusqu'à sa mort en 1826, devaient probablement s'extasier en voyant les plats apparaître et disparaître à travers des panneaux escamotables, comme mûs par une volonté propre, sans la trace du moindre domestique, comme une sorte de domotique avant l'heure. La réalité est autrement plus violente : Jefferson, à la fois esclavagiste en privé (le domaine possédait 200 esclaves pour exploiter sa plantation) et fervent abolitionniste sur la scène publique, avait en réalité conçu un ingénieux système de monte-plats et de poulies dans lequel les esclaves invisibles, qui trimaient au sous-sol, entretenaient le simulacre de la maison automatisée. 

Comme l'écrit la théoricienne de l'architecture Beatriz Colomina, "la maison est une scène pour le théâtre de la vie de famille". Elle est un décor en carton-pâte bâti pour la tranquillité d'esprit de la grande bourgeoisie blanche des Lumières, qui peut tranquillement s'extasier du progrès technique pendant qu'une foule de corps subalternes, déshumanisés et invisibilisés, s'active sous leurs pieds dans l'enfer du réel. Les invités croient-ils réellement au trompe-l'œil dressé par Jefferson, ou sont-ils tout simplement heureux de l'accepter pour apaiser leur dissonance cognitive ? Quoi qu'il en soit, les esclaves restent esclaves. 

Monticello, lieu essentiel de la construction des États-Unis d'Amérique dont la façade à colonnes orne maintenant les pièces de 5 cents, est une métaphore puissante du pouvoir d'obfuscation politique de la technique. Deux siècles après la mort de Jefferson, la Silicon Valley de 2024 a repris et perfectionné le stratagème, au point d'en faire un élément central de son business model. L'industrie de la tech a quasiment cessé de vendre de nouveaux produits et services ; elle vend un mensonge, celui d'un futur impossible et éternellement à portée de main, dont la principale fonction est de dissimuler les atrocités sociales du présent sur lesquelles elle a bâti et consolidé sa puissance.

Le 3 avril, le média The Information révélait qu'Amazon allait progressivement abandonner sa technologie Just Walk Out, un système de caméras et de logiciels de reconnaissance automatique imaginé par Jeff Bezos dès 2012 qui promettait aux clients de vivre l'expérience "magique" de faire ses courses sans avoir à passer par la caisse. Entrez, remplissez votre panier et partez sans payer, le panoptique de l'IA s'occupe de tout. Entre le remplacement total du personnel humain, l'invisibilisation de l'acte d'achat et la collecte massive de données personnelles biométriques des clients, le système coche toutes les cases du fantasme patronal de contrôle cybernétique. Sauf qu'en guise d'IA magique, le système, déployé dans 20 magasins Amazon Fresh aux États-Unis, employait mille travailleurs indiens à distance pour regarder les images et attribuer correctement les articles aux clients. La machine ne fonctionnait que 30% du temps. Derrière la magie de l'intelligence artificielle, les monte-plats et les poulies du colonialisme de la donnée.

Difficile de trouver  métaphore plus éclatante pour le phénomène de l'IA Potemkine, où des entreprises occidentales prétendent utiliser des systèmes d'intelligence artificielle alors qu'elles emploient en réalité des hordes de microtravailleurs payés au centime dans les pays du Sud. Cette délocalisation/dissimulation n'a pas commencé avec la hype actuelle autour des robots conversationnels, mais la fièvre post-ChatGPT est en train de faire exploser l'industrie de l'annotation de données. Cette "industrie derrière l'industrie derrière l'IA", comme la décrit Rest of World, pèse déjà autour des 2 milliards de dollars en 2023, et les oracles du capitalisme lui prédisent une croissance monstrueuse d'ici la fin de la décennie.

L'épicentre de cette internationale de fantômes se déplace régulièrement - il s'est longtemps trouvé entre l'Inde et les Philippines- mais il est aujourd'hui situé entre Nairobi et Lagos, qui produisent les prolétaires anglophones au meilleur ratio coût-qualité selon les critères du patronat de l'IA. Résultat : en Occident, les robots conversationnels comme ChatGPT (lui-même entretenu par des travailleurs kenyans payés 2 dollars de l'heure)  commencent à prendre une forme d'accent nigérian, notamment avec la surutilisation du verbe "to delve" (plonger), rarement usité aux États-Unis. Ce n'est pas un épiphénomène : c'est la conséquence du système d'exploitation de la Silicon Valley, qui vend un futur mensonger pour dissimuler son colonialisme de la donnée. Ce n'est pas un bug, c'est une fonction.

Dans le sillage de sa dernière lubie d'intelligence artificielle, cette machine à vide qui consomme des quantités scandaleuses d'argent et d'énergie pour un bénéfice collectif nul, la Silicon Valley déploie depuis quelques années une vision du futur de plus en plus délirante, de plus en plus éloignée des réalités sociales et politiques de l'époque, qui révèle une farouche volonté d'échapper au réel par tous les moyens. Nous avons eu le métavers, les NFT, le web3 et la cryptomonnaie, des jongleurs et des magiciens dans le grand cirque de la finance spéculative. Autant de fondations d'un Éden numérique pour capitalistes autoritaires, libérés de l'État-nation, de la concurrence et de la démocratie. Autant de concepts évanescents, qui ont terminé incinérés avec une pile de milliards de dollars.

Sortie de la pandémie pour mieux entrer dans la polycrise, la Silicon Valley a continué de plonger dans le déni. Nous avons maintenant le casque de réalité virtuelle d'Apple à 3 500 dollars, dévoilé en juin 2023. Une catastrophe industrielle de luxe, aussi salué pour la qualité de ses composants que pour l'inutilité de ses fonctions. Sa production vient d'être abandonnée avant même son lancement international. Sur les 400 000 unités vendues, une petite partie a été rendue à Apple dans l'intervalle des 14 jours réglementaires de rétractation, et l'autre s'échange maintenant sur eBay à la moitié de son prix en magasin. Il est devenu, involontairement, la preuve que le problème d'adoption des casques VR n'est pas technique mais social : c'est l'approche même qui est sans issue. Le futur antisocial d'une interface permanente pour individualiser le réel, même avec des écrans d'une qualité inédite, n'intéresse absolument personne hors de l'Apple Park, et encore. Mais la marque à la pomme n'a pas encore trop l'habitude des voix hérétiques, trop habituée à la vénération des foules journalistiques. Il aura finalement fallu la réalité toute simple des chiffres de ventes pour que la presse arrête de donner le bénéfice du doute au produit. C'est toujours mieux que rien.

En février dernier, une autre soi-disant révolution portée par une montagne de hype a brutalement rencontré le monde réel. Le pin's connecté Humane AI Pin, conçu par les ex-Apple Bethany Bongiorno et Imran Chaudhri, promettait de "remplacer le smartphone" par... un chatbot à reconnaissance vocale. Et un écran. À projeter soi-même. Dans la paume de sa main. Pratique dans la vie de tous les jours, où l'on a jamais besoin de ses mains. Vous souriez ? J'espère. Un an de hype plus tard, le choc du réel est violent. La créature est laide, pas pratique, ne fonctionne pas, ne sert à rien et coûte 699 dollars. Rarement la stupidité d'un appareil high-tech aura autant fait consensus parmi l'armada de testeurs, blogueurs et journalistes tech, pourtant assez prédisposés à s'exciter face à tout ce qui brille et qui sort de la Silicon Valley. (Personnellement, je n'avais pas vu ça depuis l'extracteur de jus Juicero - les vrais savent). Véritable étude de cas pour les futurs archéologues du fail, le Pin's qui met 10 secondes à répondre à côté de vos questions est symptomatique d'un entre-soi d'ingénieurs, de capital-risqueurs et de product designers californiens de plus en plus déconnectés du reste du corps social. Le "gros pari risqué" de Humane, disait le New York Times avant d'avoir l'appareil en main, est en réalité l'expression d'une ségrégation culturelle et sociale, désormais presque sectaire, entre cette classe d'oligarques noyée sous le capital-risque et le monde réel.

Forcément, le choc est rude pour cette petite clique de génies autoproclamés. Lorsque Marques Brownlee, un youtubeur tech situé à peu près à l'opposé polaire de la techno-critique, a eu l'outrecuidance de dire que l'AI Pin était "le pire produit qu'il ait jamais testé jusqu'ici" - la stricte vérité, en somme -, certains cadres de la Silicon Valley l'ont accusé de manquer d'éthique, car les youtubeurs-testeurs auraient le devoir de ne "pas faire de mal" aux pauvres petites start-up infoutues de concevoir un appareil qui fonctionne avec 230 millions de dollars d'investissements. La remarque, et le backlash qu'a subi Marques Brownlee dans la foulée, sont particulièrement révélateurs du rapport de pouvoir actuel entre les faiseurs de tech et le corps social : enfermés dans l'entre-soi élitiste de la Bay et dans leurs forteresses transparentes, constamment entourés de courtisans, les faiseurs d'avenir de la Silicon Valley, persuadés de leur absolue supériorité sur l'espèce, ne supportent plus la moindre critique, la moindre réaction, la moindre déviation à la soumission joyeuse à laquelle ils nous ont (et se sont) habitués. De plus en plus agacés par l'existence d'une société démocratique en plein sur le tracé de leur projet autoritaire, ils semblent être en train d'abandonner toute prétention à faire autre chose que consolider leur pouvoir et leur fortune.

Alors forcément, l'arnaque au vaporware commence à se voir. Le 24 avril, l'escroc en chef Elon Musk a promis que Tesla allait bientôt déployer une flotte de taxis autonomes, baptisée Cybercab. Ne perdez pas de temps à les imaginer, ils ne sortiront jamais. Ce n'est qu'une énième et épuisante tentative  de détourner l'attention des journalistes et des investisseurs sur la situation factuelle de l'entreprise. Dans le monde réel, Tesla vit une année pourrie, va virer entre 10 et 20% de ses salariés dans le monde, et son action a perdu 40% de sa valeur depuis le début de l'année. Dans le monde réel, Tesla vient de rappeler les 4 000 masculinismes sur roues qu'elle appelle Cybertruck parce que... la pédale d'accélérateur se bloque. Dans le monde réel, l'autorité fédérale de la Sécurité routière étasunienne vient de conclure que le mode Autopilot était responsable de 14 morts et 49 blessés, justement... parce qu'il donne aux conducteurs l'illusion du contrôle, et que ces derniers arrêtent de regarder la route. Autrement dit, et c'est l'info qui devrait être reprise par la tech, la publicité mensongère d'Elon Musk tue des gens.

Alors qu'une autorité fédérale vient de conclure que ses mensonges tuent, Elon Musk, pour qui nos vies ne valent rien, continue de promettre que nous roulerons bientôt tous en robotaxi sans conducteur, quand il n'est pas en train de mettre un humain dans un cosplay d'androïde pour faire croire à la presse que c'est un véritable robot. En 2019, Elon Musk promettait "un  million de taxis autonomes" sur les routes l'année suivante. Les Echos le qualifient de "patron optimiste", ce qui flirte (une nouvelle fois lorsque la presse couvre Musk) avec la désinformation lorsqu'on réalise que le mensonge est son mode de communication par défaut, depuis des années, avec des conséquences judiciaires bien réelles.

Le futur n'existe pas, et la presse doit arrêter de prétendre le contraire. Ce ne sont qu'arnaques, fraudes et simulacres, dont le seul point commun réside dans la violence. Les taxis autonomes, martèle le technocritique Paris Marx depuis des années, sont une idée pourrie et dangereuse partout, depuis des années, une idée qui refuse de mourir et qui n'existe que pour maintenir l'hégémonie de la bagnole aux États-Unis. L'IA générative est une catastrophe sociale et environnementale planétaire soutenue par des prophéties et des démos falsifiées, et une couche de vernis algorithmique posée sur la violence de classe néolibérale (c'est toi que je regarde, Albert le chatbot chasseur de pauvres). Les supermarchés sans caissiers n'existent pas, mais il faut lire, dans le Monde (réel), l'horreur du management algorithmique qu'impose le patronat aux employés français de la grande distribution pour augmenter ses super-profits ad infinitum. La VR et l'AR, le métavers supposent une autre forme de violence, en version carcérale et triste : l'archipélisation du corps social, que la société civile refuse violemment depuis l'ère des Google Glass. L'Hyperloop, ces tunnels magiques sous vide où des Tesla fileraient sur des chariots à 200 km/h, a été inventé par Musk (un imbécile doublé d'un misanthrope qui déteste le transport public parce qu'on y trouve "plein d'inconnus , dont n'importe qui pourrait être un tueur en série") pour contrer un projet de train en Californie.

Imaginez une journée dans ce futur. Quand vous ne télétravaillez pas sur Zoom, vous montez dans des taxis sans chauffeur qui vous trimballent dans des tunnels sans fin, vous faites vos courses dans des magasins vides et silencieux sous le regard algorithmique de la reconnaissance faciale, vous passez vos soirées dans le métavers à animer un avatar sans jambes pendant que Facebook scanne vos mouvements d'iris, jusqu'à ce que votre commande de bouffe apparaisse comme par magie sur le pas de votre porte. Partout, tout le temps, vous êtes seul·e dans des espaces liminaux, seul·e chez vous, seul·e dehors, seul·e dans la bagnole, seul·e dans les tunnels de l'Hyperloop, seul·e jusque dans des foules d'individus casqués, à moitié absorbés dans le mirage de la réalité augmentée. Ce futur est immonde. 

L'idéologie de la Silicon Valley est un trouble de la personnalité, une vision sectaire du monde par les ultra-dominants. Tout y est magique, lisse et nacré comme un Apple Store. Rien ne dépasse. Les soi-disant visionnaires de la tech nous détestent, et rêvent de nous imposer un ordre social sur roulements à bille, où l'on se croise en androïdes du capital, sans jamais interagir autrement qu'en mode transactionnel. Tout va vite, tout glisse, tout est optimisé. Comme dans la maison de Monticello, les mécanismes et les gens qui soutiennent le monde sont invisibles. C'est un futur aseptisé, stérilisé, nettoyé de toute présence humaine discordante.

Parallèlement, les élites californiennes qui nous le vendent bâtissent pour elles de belles villes fortifiées, pleines d'espaces verts fleuris, d'appartements lumineux et d'écoles sans écrans pour leurs gosses. Elles rêvent, comme l'affirme le sociologue Douglas Rushkoff dans Survival of the Richest (Norton&Company, 2022), d'Apocalypse, et de sécession avec le commun des mortels. Elles se radicalisent vers l'autoritaire, écrivait récemment Mediapart. On sait depuis 1995 que la "Californian Ideology" théorisée par Barbrook et Cameron, dissimule un projet conservateur et réactionnaire dans un décor de futurisme hérité des années 50, comme la série animée Les Jetsons. La seule chose qui a changé en 2024, c'est que la dissimulation ne fonctionne plus.

Alors, quand la ficelle est trop grosse, l'escroquerie trop évidente, même pour une presse largement analphabète de la techno-critique, les patrons s'énervent, montrent les dents. Ils savent que refuser leur récit déterministe, dans lequel nous devrions automatiquement adopter leurs gadgets techniques simplement parce qu'ils les ont conçus, c'est refuser aussi l'inféodation automatique à leur régime. Pour que les rapports de force s'inversent, le scepticisme d'une partie de la société civile ne suffit pas. Il doit devenir le mode de réflexion par défaut de la presse face aux prophéties techniques venues de Californie. Nos préconceptions journalistiques doivent s'inverser : face à la banalité du délire, nous devons maintenant  partir du principe que le futur imaginé par l'oligopole de la tech n'existe pas, sauf preuve du contraire, et refuser toute couverture journalistique au conditionnel. Nous ne devons plus croire à leurs fadaises. Les entreprises de la tech, arnaque après arnaque, ont perdu le privilège de notre confiance.


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