"Être Charlie" : une injonction médiatique, sans réelle définition
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"Être Charlie" : une injonction médiatique, sans réelle définition

Alors que la presse vante la liberté d'expression au nom de "l'esprit Charlie", il est certains sujets impossibles à critiquer

Pour les 10 ans des attentats qui ont décimé la rédaction de "Charlie Hebdo", un grande nombre de médias se sont mis en quête de "l’esprit Charlie", sans forcément chercher à le définir. Une quête à laquelle s'est ajouté une injonction à "être Charlie". Malheur aux réfractaires qui d'une façon ou d'une autre ne remplissent pas le contrat.

"Olivier Faure, il nous reste quelques secondes", se presse Sonia Devillers en toute fin d'interview matinale ce mardi sur France Inter. "Parlons de Charlie", réplique le député socialiste avant de dérouler sa profession de foi. Bien sûr, il est "toujours Charlie". Pour preuve, trône dans son bureau à l'Assemblée nationale, une "grande affiche avec le dessin de Plantu" [la une de l'Express du 14 janvier 2015, ndlr]."Évidemment, indiscutablement et définitivement" il est Charlie. 

Qui oserait d'ailleurs affirmer l'inverse ? Dans les médias, pas grand monde, tant les douaniers en charlisme sont partout. Frédéric Lordon nous mettait en garde dès le 13 septembre 2015, Emmanuel Todd le théorisait (et en faisait les frais) quelques mois plus tard, et c'est aujourd'hui au tour de Daniel Schneidermann avec son Charlisme, raconté à ceux qui ont jadis aimé Charlie (Le Seuil).

Les titres se ressemblent beaucoup cette semaine du 7 janvier 2025. "Que reste-t-il de l'esprit Charlie ?" titrent France InfoFrance 24Le Point ou encore le Nouvel Obs, tandis que Libé ou France Culture lui préfèrent "Esprit, es-tu là ?". Peu importe la formule, la quête (chasse ?) médiatique est collective.

Chacun voit "l'esprit Charlie" à sa porte

La majorité des articles et émissions ne s'embarrassent pas à définir "l'esprit Charlie" et s'appuient essentiellement sur le même sondage Ifop, commandé et diffusé par Charlie Hebdo dans son numéro spécial 10 ans sorti ce 7 janvier. Il faut dire que la tentative de définition du terme polysémique et fourre-tout a, elle aussi, dix ans. 

On le voit à travers la myriade de chroniques dédiées au sujet, à l'instar de celle d'Alba Ventura dans la  matinale de TF1 : "on est en démocratie", "la liberté d'expression est primordiale y compris quand il s'agit de dire des choses qui ne plaisent pas", tout comme "la liberté de faire de l'humour sans risquer d'être agressé, maltraité harcelé, ou même tué". La polysémie du terme "esprit Charlie" permet à chacun d'y voir ce qui l'arrange : c'est le droit au blasphème, une assimilation à la ligne édito du journal, ou encore l'esprit anticlérical. De Caroline Fourest sur LCI ("l'esprit Charlie c'est l'obligation d’arrêter de confondre la critique du fanatisme avec du racisme") à Paul Sugy sur CNews ("être Charlie, ce serait bien mais il faudrait être pleinement français ce serait mieux").

Obsession Mélenchon, l'"anti-Charlie"

Cet "esprit Charlie" se définit, en réalité, surtout par la négative : Qui n'est pas - ou n'est plus - Charlie ? Jean-Luc Mélenchon, bien sûr ! Il est - presque - partout pointé du doigt comme figure "anti-Charlie" ayant retourné sa veste et trahi ses engagements passés, à l’appui du vibrant et désormais célèbre hommage rendu à Charb. Sur CNews, Paul Sugy, encore lui, l'accuse carrément d'avoir "fusillé Charlie une seconde fois". Caroline Fourest le décrit comme "le principal leader du parti politique le plus anti-Charlie de France" et poursuit non sans condescendance "il est allé cherché tous les gamins anti-Charlie de la terre pour les mettre à l’Assemblée nationale et il est en train de convaincre une jeunesse que critiquer l'islamisme c'est être raciste envers les musulmans"Elle réitère dans le numéro spécial Charlie de Franc-Tireur (et accuse "Jean-Luc Mélenchon, qui ne pleure plus Charb") où tous les billets qui traitent de Charlie - sauf un -, ciblent LFI. Sur Public Sénat, Matthieu Croissandeau participe, lui aussi, à la charge médiatique "Il faudra un jour expliquer comment ces bouffeurs de curé ont fini par servir la soupe aux imams". LFI est accusé de "défendre les islamistes" et d'être "la première complice de la pression politico-religieuse et même parfois sexiste et patriarcale", sans jamais expliciter. Pour les preuves, il faudra repasser. 

L'ancien directeur de la sûreté de Charlie Hebdo et chroniqueur au Point, Éric Delbecque, est invité partout (Europe 1, Radio RCJ, LCI, Le Figaro, Radio Classique, Marianne). Il vient de sortir chez Plon, "Les Irresponsables" qui désigne "celles et ceux qui, par bêtise, intérêt personnel, cynisme ou idéologie, nous désarment face à ces djihadistes armés ou militants séditieux, qui veulent détruire la République, dissoudre la cohésion nationale et installer un régime d’oppression", explique-t-il à Marianne. Les médias ne pouvaient pas rêver meilleur client pour fustiger "les insoumis 'Hamas-compatibles". Et ce, malgré les tweets univoques des Insoumis sur le droit à la caricature et le repartage par Mélenchon, sur son blog, de ses propos et discours de l'époque : "Je continue de m'identifier à ce raisonnement et à le proposer aux autres".

Critique interdite ?

Alors que la presse vante la liberté d'expression au nom de "l'esprit Charlie", il est certains sujets impossibles à critiquer. Éric Delbecque, Richard Malka, Caroline Fourest, Malika Bret, l'ancienne DRH de Charlie Hebdo (mais aussi compagne de Charb et surtout présidente du Printemps républicain) fustigent tous en choeur ce qu'ils nomment le "oui mais". Les habituels chantres de la nuance estiment qu'on ne doit pas critiquer Boualem Sansal, Salman Rushdie, ou encore Sophia Aram. Le politiste Nedjib Sidi Moussa en avait fait les frais suite à son passage dans l’émission C politique

Sur LCI, la directrice de Franc-Tireur déplore que des "journalistes censés être honnêtes intellectuellement" sont "capables d'utiliser leurs plumes pour nous tailler des cibles dans le dos alors qu'on défend nos copains morts pour que eux puissent continuer d'être journalistes". Elle décline le même discours dans son canard à grand renfort de métaphores animalières et y déplore "l'écho que peut prendre le moindre délire" sur le Printemps républicain, "qui a simplement tenté de défendre la gauche laïque !". L'ancienne de Charlie fustige également "les saillies compulsives d'excités nous traitant d'« islamophobes » et de « génocidaires », juste parce que nous tenons tête à l'islamisme et à l'antisémitisme"Celle qui déplore que la nouvelle génération confonde "le fait d'offenser et d'inciter à la haine" ne confondrait-elle pas elle-même "tailler des cibles dans le dos" et "critiquer" ? Il faudrait défendre la liberté d'expression sans condition SAUF lorsqu'elle sert à critiquer la ligne du Printemps Républicain-Franc-Tireur-Charlie Hebdo) ?

Manuel Valls porte la même idéologique printaniste dans la matinale de BFM ce 7 janvier. Il dénonce les "idiots utiles autour du fameux  « oui, mais »", et vise, lui-aussi "une partie de la gauche, de la presse, des intellectuels, ceux qui ne soutiennent pas Boualem Sansal, qui s'en prennent à Sophia Aram, qui considèrent que combattre l'islamisme et l'islam radical, c'est être « islamophobe »". Partout, on refait le procès du terme "islamophobie", "mot fatwa censé disqualifier par avance toute critique de l"islam tout droit au blasphème et même tout débat au final", selon Matthieu Croissandeau. "Il faut bannir le terme islamophobie car il est ambigu", abonde le spécialiste des médias, Alexis Lévrier sur Public Sénat. Personne, nulle part, pour rappeler ce qu'il désigne. Ni pour rappeler le racisme anti-musulmans. 

Marianne va jusqu'à lister les "oui mais"... pré-attentat. Une recension des critiques de l'époque visant le journal satirique "ciblé pendant des années pour son « islamophobie » supposée" : "On s'est replongé dans les prises de position publiques de ceux qui, depuis, ont fait mine de condamner l'acte terroriste… tout en dénonçant l'œuvre du journal satirique". "Fait mine" ?

Charlie, devenu "norme de politesse médiatique"

Sur LCI, Caroline Fourest concède que "c'est très important de rappeler que l'esprit Charlie ce n'est pas une obligation d'être d'accord avec Charlie et avec tout ce qu'ils font". Ce n'est pourtant pas ce ressort de cette semaine médiatique. Charlie semble, au contraire, intouchable. Riss le reconnaissait lui-même dans Le Monde en novembre dernier, "notre journal est mis en avant par les médias et les politiques, lui qui s'est construit dans la marginalité apparaît désormais comme une institution, ça nous fait bizarre".

"Ça fait bizarre" aussi à l'auteur Aurélien Bellanger qui vient de faire les frais de sa critique de cette "institution". Une séquence de l'émission C Ce Soir où il était invité pour parler de ce fameux esprit Charlie et partagée sur X par le journaliste politique Antoine Oberdorff (830 000 vues) l'a plongé au coeur d'une polémique. Il y déplore "une relecture héroïque de ce qu'a été Charlie" affirmant que "cette tragédie nous a un peu obscurci les yeux" et qu' "on savait qu'avec la ligne Philippe Val, il y'a eu des relents un peu islamophobes".

Qualifié d'"apologiste du terrorisme islamiste", d'"homme ignoble et dangereux" et d'un tas d'autres noms d'oiseaux par une palanquée d'anonymes sur les réseaux, l'auteur du très médiatique brûlot sur le Printemps Republicain Les Derniers Jours du Parti socialiste (éditions du Seuil), est immédiatement condamné par de nombreuses personnalités des médias.

Notamment, des journalistes. "Entendre, 10 ans après, ce pompeux crétin expliquer que si mes amis Cabu et Wolinski ont été assassinés, c'est parce que #Charlie était devenu non seulement islamophobe mais 'la pointe avancée du combat pour la supériorité de l’Occident' " s'indigne Claude Weill. "Quelle réécriture putride de l'histoire de Charlie par ce prétentieux moulin à paroles pétri de certitudes" renchérit Pierre Lescure. "Mais pourquoi inviter cet abruti et le laisser pérorer ainsi?" lâche Nicolas Domenach. Des réactions qui semblent lui glisser dessus. Auprès d'ASI, il maintient : "oui, Charlie est devenu le véhicule d’un certain communautarisme : celui de l'esprit français. De la nostalgie de l’époque où Voltaire était notre principal produit d'exportation … Je me fiche un peu de ce que les autres pensent de Charlie, dans cette affaire, j'essaie d'analyser ce que la mythologie Charlie dit de nous".

Auprès d'ASI, Aurélien Bellanger tâcle : "Que dire « je suis Charlie » finisse par relever d’une sorte de credo qu'il faille réciter, avant de pouvoir dire n’importe quoi, et spécialement des propos contre lesquels Charlie réservait ses meilleures caricatures, que cela devienne une norme de politesse médiatique, indépendamment de toute réflexion, en souvent en toute hypocrisie : ça me parait assez peu Charlie"

Daniel Schneidermann (d'Arrêt sur images), n'est pas en reste. Alors qu'il vient de sortir Le Charlisme dans lequel il raconte "son" Charlie Hebdo tant aimé et son évolution regrettée, Marianne l'accuse de "recoller un cible sur le dos" de Charlie Hebdo. Il lui est reproché, comme à Aurélien Bellanger, de pointer l'existence de "deux Charlies" et d'une inflexion "réac" du canard, niée en bloc par tous leurs détracteurs. Ce, alors que d'anciens "Charlies", à l'instar de Gilles Raveaud, en témoignent eux-mêmes.

"Si Miss France renonce, c'est Al-Qaïda qui avance"

En cette fin de semaine éprouvante, où la mort de Jean-Marie Le Pen a éclipsé les hommages et éditions spéciales, c'est Miss France qui se retrouve à son tour au coeur d'une polémique après avoir refusé de répondre à la question "êtes-vous Charlie ?" au micro de Sud Radio. Angélique Angarni-Filopon, qui a déjà subi une violente campagne de cyberharcèlement raciste et misogyne lors de son élection, fait l'objet d'une cabale initiée par le compte X Destination Ciné (qui gravite dans les sphères bolloréennes), reprise à la volée par la droite, l'extrême droite, mais aussi le Printemps Républicain, qui, la désigne comme  "ennemie de la liberté d’expression". La liberté d'expression n'implique pourtant pas de partager les idées de ceux dont on défend la liberté.

Sur le plateau de 100% Politique, les punchlines et les sentences tombent : "si Miss France renonce, c'est Al-Qaïda qui avance, lâche le porte-parole du Rassemblement National, parce que sinon quoi ? si on garde le silence, on justifie les attentats". "Ne pas affirmer haut et fort c'est cautionner le terrorisme islamiste" renchérit Shanon Sebban pour qui c'est "une insulte aux victimes de Charlie Hebdo". La présidente Renaissance de Seine-Saint-Denis déforme au passage les propos d'Angélique Angarni-Filopon prétendant - à tord donc - qu'elle affirme ne pas être Charlie. Tout comme le fait Pascal de la Tour du Pin dans Pascale, Eric, Yann et les autres sur C8, où c'est un festival de procès d'intention et de mauvaise foi ("elle pense que c'est normal que pour un dessin on prenne une rafale de kalashnikov?"). Aucun d'eux n'a évidemment pris la peine de regarder l'interview complète de cette Miss Martinique 2024 qui précise pourtant qu'"une Miss se doit d'être apolitique", avant d'ajouter "chacun a un avis, moi j'ai le mien, et je préfère le garder pour moi". 

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