Match et Le Pen : du "non à "l'histoire française"
Ces moments-là ne s'oublient jamais. Les moments où une actualité inimaginable te pénètre dans le corps, comme un poignard. Parfois, sur le moment, te transperce une douleur aigue. Et parfois non, tu te crois indemne, même pas mal, et tu te traines en mort-vivant, avant d'évaluer les dégâts. Je pense au 11 septembre 2001, et cette incrédulité d'abord au premier avion sur la première tour, avant la confirmation, au second avion, que le monde occidental avait basculé dans l'inimaginable. Je pense au 7 janvier 2015, et à France Info qui égrène les noms des morts confirmés de dessinateurs, des morts familiers de ton enfance, et les larmes qui montent toutes seules, irrépressibles.
Et entre les deux, donc, le 21 avril 2002, l'attente des résultats, une petite télé dans la cuisine, les présentateurs gourmands qui annoncent "une énorme surprise"
, et ce second tour inimaginable, dont le souvenir vient aujourd'hui cruellement étouffer la journée de commémoration de l'attentat de Charlie. Autant que je me souvienne, j'ai hurlé ce soir-là, un hurlement à la mort, un hurlement inutile, un hurlement de vaincu, de floué, de trahi. Allait s'ouvrir le premier entre-deux tours "barrage" d'une longue série. Une riche carrière de castors s'ouvrait à nous.
De la distance parcourue depuis, les deux couvertures de Paris-Match
, celle de 2002, et celle d'aujourd'hui à la mort de Jean-Marie Le Pen à l'âge de 96 ans, manifestement préparée de longue date, donnent la mesure vertigineuse. D'un incontestable ennemi de la République contre qui se soulève "l'enthousiasme républicain"
, Le Pen, yeux mi-clos, rictus de défi, s'est hissé en un demi-siècle au statut "d'histoire française"
, comme Belmondo ou Zidane, étiquette pratique qui évite au magazine de Anault de devoir se mouiller en pour ou en contre. Une histoire française, ça ne se critique pas, ça se commémore, à la limite ça se constate. Le Pen disparaît alors que triomphe, dans l'opposition comme au gouvernement, un lepénisme ripoliné et banalisé, contre lequel s'émousse, d'élection en élection, le réflexe de barrage.
Déjà fleurissent sur les réseaux sociaux des journaux et des télés les clichés fictionnalisants, le "gladiateur"
, le "rebelle"
, le "briseur de tabous
", l'amateur de "polémiques"
(l'ineffable Bayrou) et évidemment "le menhir"
, je ne peux tous les citer. Sans doute dans ces nécrologies, seront mentionnés tout de même, avec le froncement de sourcils réglementaire, les "dérapages", les "polémiques", la torture en Algérie, le Durafour crématoire, le racisme et l'antisémitisme. Mais il n'est pas de personnage légendaire sans ses lumières et ses ombres, n'est-ce pas ? rappelle sur BFM le "consultant" Arnaud Stephan, habitué des lieux, visage familier des chaînes d'info, au point qu'on oublierait presque sa qualité de vieux serviteur de la famille, collaborateur de Le Pen père, avant de l'être de Marion Maréchal. Avec sa mort, Jean-Marie Le Pen aura rendu à sa fille l'ultime service de couronner l'oeuvre de banalisation.
Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.
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