Les élites et la peste, 1347 : " Partir tôt, loin, longtemps"

Arrêt sur images

Si toutes les caméras de l'information en continu, tous les réseaux sociaux sont braqués sur la pandémie de coronavirus, il n'en a pas toujours été de même dans le passé. Sans remonter jusqu'à la fameuse grippe espagnole de 1918-1919, tombée dans les oubl(...)

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L'émission
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  • Avec
    Joël Chandelier et Patrice Bourdelais
  • Presentation
    Daniel Schneidermann
  • Préparation
    Adèle Bellot et Juliette Gramaglia
  • Réalisation
    Antoine Streiff
Offert par le vote des abonné.e.s
Si toutes les caméras de l'information en continu, tous les réseaux sociaux sont braqués sur la pandémie de coronavirus, il n'en a pas toujours été de même dans le passé. Sans remonter jusqu'à la fameuse grippe espagnole de 1918-1919, tombée dans les oubliettes de l'Histoire, qui se souvient de la meurtrière grippe de Hong-Kong qui tua des dizaines de milliers de personnes en France entre 1968 et 1970, et environ 1 million dans le monde? Pourquoi est-elle passée à ce point inaperçue? Nous tenterons de le comprendre avec notre invité Patrice Bourdelais, historien de la santé publique. Et avec Joël Chandelier, spécialiste de la médecine médiévale, nous tenterons de distinguer les mythes et les réalités de la grande peste noire du Moyen Âge. Entre les deux, Mathilde Larrère nous ramène en 1832, où la France a connu une meurtrière épidémie de choléra.

La peste, née de bouleversements climatiques et commerciaux

Commençons par l'histoire de la peste noire, racontée par le compte Twitter Actuel Moyen-Âge (ici ou encore là). D'où nous vient-elle, pourquoi à ce moment-là, comment se propage-t-elle ? La maladie vient d'Asie Centrale, nous explique Joë Chandelier, et se répand en Méditerranée, d'abord par l'Italie, puis dans le reste de l'Europe. Le climat joue un rôle : après plusieurs siècles de climat doux ("l'optimum médiéval", du 8ème au 13ème siècle) qui donne lieu à une croissance économique et une augmentation démographique, la fin du 13ème siècle est marquée par un "retournement", appelé le "petit âge glaciaire". Un changement climatique qui favorise "un affaiblissement général des populations, parce qu'il y avait des crises agricoles, mais aussi l'expansion de nouvelles épidémies et le retour d'anciennes épidémies". Si l'épidémie se répand de l'Asie vers l'Europe, devenant une pandémie, c'est par "les échanges" commerciaux et de population : "A l'époque, l'Asie est en contact avec l'Europe, via l'Empire mongol".

Sur le banc des accusés, un petit rongeur, la gerbille. "L'évolution du climat au début du 14ème siècle a favorisé le déplacement des rongeurs qui ont rencontré ces grands mouvements de populations liées à l'empire mongol, et ça a créé la possibilité du passage de l'animal à l'homme". La progression de la peste au travers des comptoirs, puis des villes d'Europe, se suit à la trace grâce au récit des chroniqueurs de l'époque : "La nouvelle va en vérité plus vite que la maladie", certains chroniqueurs prévoyant même en avance l'arrivée dans de nouvelles villes. 

La grippe de Hong-kong, grande oubliée

Saut dans le temps : la grippe de Hong-Kong, 1968-1970, naît aussi en Asie. "C'est la première pandémie liée à l'essor du trafic aérien, ce qui explique aussi la rapidité de l'évolution", explique l'historien Patrice Bourdelais. Qui raconte : "Moi je l'ai vécue, et je n'en ai aucun souvenir". Il faut attendre le SRAS, au début des années 2000, pour que deux épidémiologistes et statisticiens, Antoine Flahault et Alain-Jacques Valleron, fassent un décompte du nombre de morts : 31 000, dont plus de 25 000 pour le seul mois de décembre 1969 (une histoire sur laquelle est revenu Libération en 2005).

A l'époque, l'ORTF traite l'affaire avec une relative légèreté, alors que dans certaines régions, les établissements scolaires sont fermés, les transports perturbés... Pourquoi une telle indifférence ? "Vous avez à gérer l'après-68, vous avez une nouvelle élection présidentielle, Georges Pompidou arrive au pouvoir, essaie de relancer l'économie et un dialogue social, vous avez pour la première fois les médias qui s'intéressent en images à la guerre du Biafra, à l'épidémie et à la famine", énumère Bourdelais. Beaucoup de sujets qui "occupent l'agenda médiatique et politique". Sans compter un "optimisme global" en cette période de fin des 30 Glorieuses, une "idéologie de victoire renouvelée des antibiotiques", une "culture du progrès qui fait qu'on n'est pas très inquiets". "Les épidémies, c'est un révélateur des sociétés", note Chandelier. 

De tout temps, l'exode des élites

Retour sur l'épisode de choléra en 1832, par notre chroniqueuse Mathilde Larrère, qui retrace le parcours de cette épidémie partie elle aussi d'Asie. A Paris, début 1832, on moque encore l'épidémie, préparant des masques de carnaval "choléra". "L'épidémie touche une population qui se croyait protégée par sa science". La maladie choque d'autant plus que les manifestations physiques en sont violentes. Les journaux sont appelés à "rassurer les esprits". Les morts sont enterrés de nuit, provoquant davantage de panique.

A l'époque déjà les citadins s'exilent loin de la ville. Un comportement qui rappelle celui, médiatisé à la télé, critiqué sur les réseaux sociaux, de Parisiens quittant la ville pour se confiner dans leur résidence secondaire contre le Covid-19. "On dit les Parisiens, mais ce sont en fait les élites bourgeoises des villes", précise Chandelier. Le médiéviste rappelle ainsi que le Decameron de Boccace raconte exactement cela : "La ville est frappée par la peste, des jeunes gens de très bonne famille vont à la campagne et décident de passer du bon temps". "Il y a une justification médicale pour eux : on fuit la zone de contamination. Mais évidemment les historiens pensent aujourd'hui que ça a contribué fortement à la diffusion de la maladie à la campagne". Un phénomène courant et "classique" pour les élites, "qui ont les moyens".

Chandelier note d'ailleurs que si 50% de la population européenne a été victime de la peste, si l'on regarde "du côté des cardinaux, de la cour d'Avignon et de leur entourage très riche, ça tourne plutôt autour de 15, 20%". Bourdelais note que cet exode est, au fond, "l'application du conseil d'Hippocrate : partir tôt, loin et longtemps"

On s'interroge sur les politiques publiques de maintien de l'ordre pendant les épidémies, et sur le deux poids deux mesures en fonction des classes. "Il est clair qu'on prend plus soin des élites, on leur permet par exemple de se déplacer", rapporte Chandelier pour l'époque de la peste. "L'image des classes populaires comme vecteur de l'épidémie par leur incivisme, par leur hygiène dégradée, par toutes sortes de défauts" est une image qui, de tout temps, a été exploitée, note-t-il. La choléra révèle également les inégalités de classes et de fortunes : "Ceux qui sont morts sont essentiellement les plus pauvres dans les quartiers insalubres", résume Mathilde Larrère. "L'épidémie est un moment d'exacerbation du pouvoir, de la politique et de la discipline", note Bourdelais : "Dans l'Histoire, il y a toujours eu deux antagonismes entre libertés individuelles et sécurité sanitaire collective d'un côté, et d'autre part entre sécurité sanitaire et poursuite des activités économiques et sociales."

Après l'épidémie, la solidarité ?

L'après-épidémie peut-il être marqué par davantage de solidarité ? Ce 12 mars, Emmanuel Macron fait l'apologie de l'Etat-providence et du système public de santé. On entend parfois dire que la peste a conduit à l'abolition du servage. "C'est une sorte de légende", conteste Chandelier. Mais avec la moitié de la population tuée par la peste, "le manque de main d'oeuvre" est un réel problème. Résultat, "les salaires ont augmenté pour les prolétaires, ceux qui travaillaient de leurs mains". Mais rapidement, les Etats "limitent les salaires". Et de conclure : "Les antagonismes, les inégalités et les intérêts divergents ne vont pas changer à cause de l'épidémie". 

"C'est vraiment la grippe de Hong-Kong qui décide les pouvoirs publics à encourager fortement la production des vaccins et la vaccination des personnes âgées", rapporte de son côté Bourdelais. C'est également à partir de cette grippe que l'on a pu modéliser des épidémies. Avant et après le choléra, les pouvoirs publics constatent que le problème se situe dans l'insalubrité des logements, explique Mathilde Larrère. Mais les propriétaires n'assainissent pas. Après le choléra, le centre de Paris est assaini... repoussant les classes populaires vers les banlieues. 

Au Moyen Âge, "on pense qu'il y a eu beaucoup de révoltes paysannes et urbaines dans les décennies qui ont suivi" dans lesquelles la peste aurait joué un rôle. Aujourd'hui, suppute Chandelier, "la mondialisation ne pourra plus être exactement pareille, de la même manière que les pestes sont revenues tous les dix ans, après, et qu'il a fallu prendre des mesures durables" (comme les quarantaines, la création d'institutions de santé urbaines, etc.). Mathilde Larrère rappelle la révolte de 1832, en même temps que l'épidémie (après la mort du général Lamarck - un épisode raconté dans Les Misérables de Victor Hugo).

On termine par la chronique de Laélia Véron, qui revient sur l'origine des mots "peste" et "choléra", et leurs dérivés. 

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